L’assassinat du seigneur de Kamouraska

La veuve d’Achille Taché, Éléonore d’Estimauville, en 1882, à l’âge de 66 ans. Le médecin George Holmes aurait tué le seigneur de Kamouraska en 1839 dans un crime passionnel.
Photo: BaNQ La veuve d’Achille Taché, Éléonore d’Estimauville, en 1882, à l’âge de 66 ans. Le médecin George Holmes aurait tué le seigneur de Kamouraska en 1839 dans un crime passionnel.

Le Devoir poursuit sa remontée aux sources de l’Amérique française, en misant sur l’exploration des journaux et des fonds d’archives québécois. Pour élargir nos horizons, nous passerons des confins septentrionaux de l’Hudson aux rêves ensoleillés de la Floride, tout en remontant le fil d’une histoire en partage. Aujourd’hui, le meurtre d’Achille Taché.

Kamouraska, le 31 janvier 1839. Une carriole américaine file à vive allure dans la nuit en laissant couler une traînée de sang derrière elle. Son conducteur multiplie les coups de fouet sur son cheval noir. Il a enlevé le collier à grelots de sa monture afin de ne pas attirer l’attention. Il est près de minuit lorsque le véhicule arrête enfin sa course devant la petite auberge de La Pocatière.

Le mystérieux voyageur, vêtu d’un capot bleu, exige de l’eau chaude au tenancier. « Il me dit que ce n’était pas pour lui, mais pour laver la carriole et des peaux », relatera Louis Clermont à l’enquête du coroner. La « sleigh » est maculée de sang gelé. Elle aurait été souillée dans une remise où l’on égorgeait des animaux, explique son occupant dans un français « corrompu », un accent qui trahit une origine étrangère.

L’homme arbore de longs favoris à la mode qui semblent prolonger le poil de son bonnet à fourrure. Il va s’enfermer dans sa chambrée, penché sur une cuve d’eau de plus en plus rosée où il nettoie les couvertures cramoisies de sa carriole. L’épouse de l’aubergiste, Victoire Dufour, pâlit à la vue du sang qu’elle découvre en bas de sa galerie, au matin du 1er février : « J’en ai reculé d’horreur et j’étais beaucoup effrayée. » Elle se doute bien qu’un assassin a trouvé refuge dans son auberge. « Je me suis aperçu, tout le temps qu’il a été dans la maison, qu’il m’évitait et me tournait le dos. »

Levé à 8 h, l’étranger avale un verre de vin en vitesse. Puis, il reprend sa route vers le sud. Il passe la nuit suivante à l’auberge de Saint-Vallier. Là, il jette au feu sa ceinture, elle aussi maculée de sang. Les hommes lancés à sa poursuite perdent sa trace aux environs de l’actuel Montmagny. On présume alors qu’il s’est enfoncé dans les terres pour gagner la frontière américaine, via la Beauce.

 

Sur la piste du sang

Le corps de la victime est retrouvé le 3 février 1839 sur les glaces du Saint-Laurent. Il s’agit d’Achille Taché. Oui, le seigneur de Kamouraska lui-même. L’un de ses bras émerge d’un amoncellement de neige, ce qui laisse supposer qu’il n’était pas tout à fait mort au moment où son assassin s’en est débarrassé dans l’anse de Kamouraska.

L’autopsie révèle la présence de deux balles logées dans le crâne. La première a été tirée à bout portant, en avant de l’oreille droite, tandis que la seconde est entrée par l’arrière de la tête. Puis, le crâne a été fracassé à coups de crosse de pistolet.

Taché a été aperçu vivant pour la dernière fois dans la soirée du 31 janvier, alors qu’il montait à bord de la mystérieuse carriole à proximité de son manoir seigneurial. Le véhicule, que l’on a perdu de vue un moment, a ensuite traversé Kamouraska au grand trot, du moins selon les villageois interrogés par le coroner Charles Panet. « Cette voiture était conduite par un homme qui chantait et avait étendu sa robe de carriole sur quelque chose qui nous parut être un autre homme ivre », rapporte Bernard Sansterre. En chantant à tue-tête, l’assassin a tenté de couvrir les gémissements de sa victime agonisante sur laquelle il s’était assis.

La piste du sang conduit jusqu’à George Holmes. Qui est-il ? Un médecin d’origine américaine basé à Sorel. Son crime est passionnel. Le tueur de 24 ans a voulu se débarrasser du mari encombrant de sa maîtresse adorée, Éléonore d’Estimauville. Cette jeune femme a trouvé refuge, un an plus tôt, chez ses tantes de Sorel pour échapper à l’emprise de son époux alcoolique. Les conventions de sa société l’obligent à porter le deuil de son ex-mari même si celui-ci a menacé de la tuer à l’aide d’un rasoir.

Holmes confesse son crime à son amante Éléonore lors de leurs retrouvailles, le 5 février. La discussion semble avoir été houleuse entre les tourtereaux, du moins si l’on se fie aux confidences de Holmes à son ami George Van Ness : « That damned woman, these damned women ruined me ! » dit-il en pleurant de rage. Prise de panique, Éléonore forge un alibi afin de s’exonérer. Elle rédige une lettre postdatée à son « cher Achille », qu’elle « embrasse mille fois ».

L’étau se resserre sur l’assassin, qui franchit la frontière du Vermont en toute hâte. Il y est arrêté puis relâché, puisque le processus d’extradition a échoué.

La presse anglo-montréalaise se déchaîne contre l’Américain. Elle tente de l’associer au mouvement patriote que les autorités britanniques viennent d’écraser dans la vallée du Richelieu. « Quelques papiers ont voulu attribuer ce meurtre à des causes politiques, mais il n’en est rien, réplique le journal Le Canadien le 20 février 1839. M. Taché ne se mêlait nullement de politique et il était d’ailleurs d’un caractère inoffensif. »

Éléonore n’a pas suivi son amant. Elle ignore même ce qu’il est devenu. En 1841, la jeune femme sera blanchie des accusations qui pèsent sur elle, du moins pour une tentative infructueuse d’empoisonner son époux Achille Taché à la fin de 1838. Le témoignage incriminant de la servante d’Éléonore, Aurélie Prévost, qui était chargée de la manoeuvre, a été rejeté par le jury en raison de la mauvaise vie de cette pauvre fille, dont on note à preuve qu’elle a les dents noircies par le tabac.

L’enfer de Kamouraska

Le meurtre d’Achille Taché obsède Charles Dolbigny, l’un des témoins entendus par le coroner Panet. Sans attendre le dénouement du procès d’Éléonore, cet instituteur de Kamouraska résume l’affaire dans Un drame de l’enfer. Le roman est suffisamment avancé à la fin de juin 1840 pour que sa publication soit annoncée dans les journaux. Il ne sera toutefois jamais publié.

Les pressions exercées par les familles Taché et d’Estimauville ont vraisemblablement eu raison du projet de Dolbigny. Le Canada français est ainsi privé de ce qui devait être l’un de ses premiers romans, déplore l’historien Alex Gagnon dans La communauté du dehors (PUM, 2016). Le manuscrit passera de main en main à la mort de son auteur, avant d’être brûlé par l’un des agents de la famille d’Estimauville en 1890.

Le meurtre d’Achille Taché est ainsi relégué dans les langes de la mémoire locale de la côte du Sud. Ce simple fait divers refait surface dans les Souvenances canadiennes d’Henri-Raymond Casgrain, éditées à titre posthume par l’historien Gilles Pageau. Âgé de sept ans en 1839, le futur abbé a côtoyé le seigneur de Kamouraska, qu’il dépeint en « vigoureux jeune homme de 26 ans, plein d’entrain et de gaieté toute française ». Il serait aux antipodes de son assassin, dont l’« origine yankee » et la « perversité diabolique » sont soulignées à gros traits, dans une perspective d’édification nationale par rejet de l’Autre.

Cependant, Casgrain accorde le bénéfice du doute à la belle Éléonore. Mais en vertu de quoi, sinon de son charme ? En 1846, il l’a croisée lors de vacances dans Charlevoix avec son père, Charles-Eusèbe. En traversant le village des Éboulements, l’adolescent porte son regard vers une maison entourée d’une galerie recouverte de vignes sauvages. « Nous aperçûmes dans le jardinet attenant au cottage une jeune femme penchée sur un bosquet d’églantiers. » La veuve Taché, devenue Mme Clément, se redresse en jetant un regard furtif dans sa direction. « Vêtue simplement, mais très élégamment, d’une robe gris perle qui faisait ressortir sa taille plantureuse, elle était coiffée d’un chapeau de paille d’Italie. »

Le charme d’Éléonore opère à l’évidence sur le jeune Casgrain : « Elle avait dans la vue une expression troublante qu’on n’oublie pas. » L’abbé devra attendre vingt ans encore avant de lui parler, à l’occasion d’un séjour au manoir de la famille Laterrière aux Éboulements. « Elle avait toujours une étonnante fraîcheur de teint, avec une expression de mélancolie intéressante, et le regard profond, dont on ne pouvait se défendre de rêver. »

Chez Anne Hébert

 

La romancière Anne Hébert a elle aussi grandi dans le culte d’Éléonore. Selon le récit familial qui lui en est fait, la réputation de cette femme aurait été injustement entachée par un « méchant Américain » qui aurait assassiné son époux à son insu. Cette légende familiale lui a été transmise par sa mère, Marguerite Taché, descendante de l’une des branches collatérales du seigneur de Kamouraska. À la mort de cette dernière, en 1965, Anne Hébert reconstitue, depuis son domicile parisien, cette histoire « de neige et d’horreur » en se basant sur l’enquête du coroner. Elle en reprend d’ailleurs l’essentiel dans son roman, tout en changeant les noms des protagonistes, à commencer par Taché, qui devient Tassy.

Kamouraska est publié à l’aube de la crise d’Octobre de 1970. Claude Jutra tirera du livre un film mettant en vedette Geneviève Bujold et Philippe Léotard. « Tant de sang dans un corps d’homme, lance l’assassin romantique imaginé par Anne Hébert après avoir abattu son rival. Je suis sûr que ce chien de Tassy l’a fait exprès. »



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