Ces femmes autochtones oubliées du système

Pour un Autochtone qui arrive du Grand Nord, Montréal a des airs de paradis : il y a des logements, des emplois, la nourriture est variée et la bière ne coûte pratiquement rien. Mais pour plusieurs femmes, l’illusion s’estompe rapidement. Elles se retrouvent à la rue, à la merci des prédateurs qui abusent de leur confiance pour les entraîner dans un cercle infernal de drogue et de prostitution. Et c’est sans compter les problèmes d’accès aux centres de traitement des dépendances et la surjudiciarisation.
« Elles viennent à Montréal dans l’espoir d’une vie meilleure parce qu’elles n’ont rien dans le Nord, mais une fois ici, elles tombent dans les craques du système », résume la directrice du Foyer pour femmes autochtones de Montréal, Nakuset (nom spirituel signifiant « soleil », en micmac).
Les nombreuses failles du système rapportées par les intervenants qui travaillent dans le secteur du square Cabot ne sont pas inconnues des élus. En effet, la majorité de ces problèmes ont été évoqués lors des audiences de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec.
« Pauvres et marginalisées, en raison notamment du choc culturel subi à l’arrivée en milieu urbain et de la méconnaissance des règles en place, les personnes autochtones sont plus à risque de basculer dans l’itinérance », écrit Jacques Viens, président de la Commission, dans son rapport publié le 30 septembre dernier.
Ainsi, à Montréal, plus de 10 % des personnes en situation d’itinérance sont des Autochtones, alors que ceux-ci représentent moins de 1 % de la population montréalaise.
La situation est encore pire pour les femmes puisqu’elles sont plus nombreuses que les hommes à « fuir des situations précaires au Nunavik et à se retrouver à Montréal, sans réseau social ou familial », notait la Société Makivik dans son mémoire présenté à la Commission.
Plusieurs quittent leur communauté pour des raisons de santé. Comme il n’y a pas de grand hôpital dans le Nord, les Autochtones sont contraints de venir à Montréal pour se faire soigner. Jusqu’à tout récemment, ces personnes étaient hébergées sur la rue Tupper, dans une résidence que l’on appelait Module du Nord. C’était à quelques pas du square Cabot, qui est devenu au fil du temps le lieu de rassemblement des Inuits, des proxénètes et des vendeurs de crack.
Le Module du Nord a déménagé près de Dorval il y a deux ans pour éloigner la clientèle des nombreuses tentations. Les propriétaires d’un bar situé à côté du square Cabot ont ouvert un deuxième établissement juste à côté du nouveau centre de santé. Et ce, malgré les protestations de la direction du centre, qui a contesté la demande de permis devant la Régie des alcools, des courses et des jeux pour protéger sa clientèle. Le bar a obtenu son permis, mais a, depuis, fermé ses portes.
« Montréal, c’est une terre de tentations. Plusieurs Autochtones que l’on retrouve ici sont restés accrochés et ont jeté leur billet de retour », raconte David Chapman, qui travaille avec les itinérants du square Cabot depuis plus de six ans.
Exploitation sexuelle
Dès leur arrivée dans la métropole, les femmes autochtones sont ciblées par des proxénètes, révèlent plusieurs intervenants du secteur. Une situation évoquée également dans le rapport Viens.
« Les prédateurs les repèrent en quelques secondes à peine, un peu comme les pimps qui attendent les jeunes fugueuses à la gare d’autobus, explique Nakuset. Ils sont gentils avec elles, s’intéressent à leur vie, leur offrent de la bière et des cigarettes. Ils leur offrent un endroit où dormir, prennent leur argent et, en moins de 24 heures, la personne se retrouve à la rue. »
Au square Cabot, les proxénètes ne se cachent même pas pour attirer des femmes autochtones dans leurs filets, raconte Annie Ste-Croix, une jeune Inuite qui travaille avec la clientèle autochtone au square Cabot pour Médecins du monde.
« Il y a beaucoup de pimps dans le secteur. Certains m’ont déjà fait des propositions, en plein jour, du genre : « T’es belle, t’es jeune. T’as besoin d’argent ? J’ai quelque chose pour toi… » Au moins, ça me permet de mettre un visage sur les prédateurs. Et après je peux dire aux autres femmes de faire attention à ce gars-là… »
Il y a aussi les viols, qui sont monnaie courante pour les femmes itinérantes autochtones, de l’avis de tous les intervenants. « Les femmes nous en rapportent tout le temps [des agressions sexuelles]. Je dirais même que ça arrive tous les jours », estime Marie-Hélène Landry, intervenante pour l’organisme Chez Doris, qui accueille des femmes à quelques rues du square Cabot.
« Plusieurs restent debout toute la nuit parce qu’elles ont peur de se faire violer », ajoute sa collègue Breana Prince-Harris.
Pour aller Chez Doris, comme pour la plupart des refuges de jour ou de nuit, les femmes ne doivent pas être intoxiquées. Or, dans la population itinérante du square Cabot, plusieurs ont des problèmes de consommation d’alcool ou de drogue.
Jusqu’à l’année dernière, les femmes intoxiquées pouvaient se reposer à La Porte ouverte, un centre de jour tout près du square Cabot qui accueillait les itinérants ayant consommé drogues ou alcool. Mais le déménagement forcé du centre, en novembre 2018, a envenimé une situation déjà préoccupante. En effet, au moins sept personnes — dont six femmes autochtones — ont perdu la vie depuis le déménagement du centre il y a un an.
Les agressions sexuelles, c’est tellement commun dans la rue, c’est complètement banalisé
À la suite de pressions des organismes du milieu, un nouveau centre de jour vient d’ouvrir à un jet de pierre du square Cabot. Chaque jour, des hommes et des femmes intoxiqués ou non y dorment sur des tapis de sol, enveloppés dans leurs sacs de couchage. David Chapman, le coordonnateur du centre, qui oeuvrait auparavant comme directeur de La Porte ouverte, croit que l’ouverture de Résilience, avec tous les services associés, dont des intervenantes spécialisées en agressions sexuelles, va aider les femmes itinérantes, trop souvent laissées à elles-mêmes.
« Les agressions sexuelles, c’est tellement commun dans la rue, c’est complètement banalisé », explique David Chapman, qui a déjà été témoin d’une tentative de viol, en plein jour, sur le terrain de l’ancienne église qui abritait La Porte ouverte. « J’ai jamais réussi à avoir un enquêteur qui vienne prendre sa déposition, parce que la femme avait été droguée ; elle ne se rappelait de rien le lendemain… »
Aucune plainte en 2018
David Chapman estime que la réponse institutionnelle n’est pas adaptée aux femmes autochtones. Il a d’ailleurs lui-même changé son approche. « Avant, j’encourageais les femmes à porter plainte, mais maintenant, à moins que la personne y tienne vraiment, je ne le leur propose même plus, parce que je sais que ça va être un véritable cauchemar pour elles. »
Les statistiques semblent lui donner raison. Au Service de police de la Ville de Montréal, on ne comptait aucune plainte pour agression sexuelle au square Cabot en 2018. « Il est possible que des personnes fréquentant le square aient été quand même victimes, mais dans un autre lieu ou bien qu’elles n’aient pas porté plainte », précise l’équipe de relations médias du SPVM.
Lorsqu’on lui demande si les plaintes des femmes itinérantes autochtones sont prises au sérieux par les policiers, la commandante Martine Dubuc, responsable du dossier de l’itinérance qui oeuvrait jusqu’à tout récemment au poste de quartier 12, répond que « les policiers savent comment agir avec toutes les victimes ». Elle ajoute avoir fait de la sensibilisation auprès de ses troupes.
« Au poste de quartier 12, j’ai rencontré tous les policiers pour leur rappeler qu’indépendamment de l’état de la personne ou de ce qui était rapporté, ils devaient s’assurer d’être professionnels dans leur travail. Peu importe la plainte, ils doivent la prendre. Ensuite, il y aura une enquête pour déterminer si les faits sont véridiques. »
Désintoxication
Un autre problème, noté par plusieurs intervenants et confirmé par la commission Viens, c’est le manque de place dans les centres de traitement des dépendances et des procédures trop rigides pour y avoir accès.
Dans l’année qui a précédé son décès, Connie Kadlatsia — une des sept victimes dont Le Devoir a raconté l’histoire — a tenté à trois reprises d’obtenir une place dans un centre de désintoxication, raconte John Tessier, intervenant à La Porte ouverte qui a lui-même entamé les démarches pour l’aider.
« Le décès de Connie m’a vraiment brisé le coeur, raconte-t-il. Trois fois, dans la dernière année, elle nous a suppliés de lui trouver une place en désintoxication. Elle pleurait et suppliait pour avoir de l’aide. On a fait les appels, mais il y avait des listes d’attente. Et chaque fois, par le temps qu’une place se libère, on ne la trouvait plus ou bien elle avait changé d’idée. Si on avait réussi à lui trouver de l’aide le jour même ou le lendemain, elle serait peut-être encore en vie aujourd’hui… »
John Tessier est lui-même un ancien toxicomane. Il y a cinq ans à peine, il était sans le sou, sans logement. Il passait ses journées, intoxiqué, au square Cabot et utilisait les services de La Porte ouverte.
« J’essaie d’être un exemple et de leur prouver tous les jours qu’on peut s’en sortir, explique-t-il. Parfois, je peux mettre des mois à essayer de convaincre quelqu’un. Alors, quand la personne a cet instant de lucidité — ce cadeau du désespoir, comme je l’appelle — et qu’elle dit : « j’en ai assez, je veux arrêter, je suis prête », tu veux pouvoir lui trouver une place à ce moment précis. »
Dans son rapport, le président de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics, Jacques Viens, notait lui aussi un manque de ressources. Seuls cinq centres de traitement en dépendance pour adultes sont financés par le gouvernement fédéral au Québec et, pour y être admis, il faut s’armer de patience, écrit-il.
Certains se seraient même vu refuser l’entrée d’un centre de traitement fédéral car leur passé de rechutes en faisait des cas jugés « trop lourds », précise-t-il.
Plusieurs intervenants estiment qu’il faudrait des centres de traitement particuliers pour les personnes autochtones, un endroit culturellement adapté qui pourrait les accueillir au moment même où elles en font la demande, quitte à leur faire faire les démarches une fois qu’elles sont dans le centre.
« Si on avait des centres de traitement spécifiques pour la clientèle autochtone, il y aurait tellement plus de personnes qui tenteraient le coup, plaide Marie-Hélène Landry, de Chez Doris. Parce que, présentement, les hôpitaux et les centres de désintoxication, c’est en grande partie géré par des Blancs. Les mêmes Blancs qui ont colonisé les peuples autochtones. Alors quand on leur dit que, pour se faire soigner, il faut qu’ils aillent voir d’autres gens blancs qui vont les mettre dans une chambre, ça n’a rien d’invitant. Ils vont donc continuer de s’automédicamenter avec l’alcool et les drogues, parce qu’au moins, comme ça, ils ne se font pas discriminer. À leurs yeux, c’est encore la meilleure solution. »
Surjudiciarisation
Les femmes autochtones sont 11 fois plus susceptibles de se faire arrêter par la police de Montréal que les femmes blanches, révélaient récemment les auteurs du rapport indépendant sur le profilage racial au sein du SPVM. Pour les hommes autochtones, c’est trois fois plus. « Il s’agit d’une petite population qui reçoit une attention disproportionnée de la part du SPVM, ce qui s’exprime par la fréquence des interpellations et des contraventions à leur égard », écrivent Victor Armony, Mariam Hassaoui et Massimiliano Mulone, dans le rapport datant d’août 2019.
Ces derniers parlent d’un « cycle vicieux ». En effet, plus des deux tiers des personnes autochtones interpellées en 2017 avaient des antécédents judiciaires, le plus souvent (34 %) pour consommation d’alcool ou de drogue sur la voie publique. Or, chaque nouvelle interpellation peut mener à une mise en accusation. « C’est un mécanisme systémique qui s’autorenforce », écrivent les auteurs du rapport.
Jacques Viens évoque lui aussi le problème de surjudiciarisation dans son rapport. Il note également « le caractère déraisonnable, voire irréaliste d’un point de vue autochtone des conditions de mise en liberté ».
Il relève que les magistrats vont imposer des « critères [de mise en liberté] liés à la consommation de drogues et d’alcool et des obligations de traitement ou thérapies qui peuvent y être attachés sans pour autant que des ressources soient disponibles dans la communauté ou même dans la langue de l’accusé ».
Par ailleurs, lorsqu’un juge impose à des personnes l’interdiction de se trouver dans un quadrilatère précis, c’est souvent sans prendre en compte le fait que les ressources leur permettant de manger, de se réchauffer ou d’obtenir des vêtements propres se trouvent dans ce même périmètre.
« Incapables de respecter les conditions qui leur sont imposées, les contrevenants autochtones multiplient en effet les bris de condition. S’enclenche alors pour eux une série d’événements ayant pour principal effet de cristalliser leurs rapports négatifs avec le système de justice », écrit Jacques Viens.
Au SPVM, Martine Dubuc rappelle que, souvent, les interpellations auprès de personnes itinérantes — autochtones ou non — se font dans une volonté d’offrir de l’aide.
Depuis cet été, elle est responsable d’une nouvelle brigade qui sillonne les espaces publics du centre-ville et du sud-ouest de Montréal à pied et à vélo, explique-t-elle. « L’approche est axée sur une réponse opérationnelle humaine : on parle d’une relation d’aide, de résolution de problème et de référence à des ressources pour répondre aux besoins immédiats des personnes vulnérables. Il y a une plus grande tolérance des policiers face à certaines infractions et une baisse des constats d’infraction. »