Du prêt-à-porter au prêt-à-récupérer

Le centre de récupération du textile Certex estime récupérer plus de 6000 tonnes de matière textile chaque année. Sur ces 6000 tonnes, beaucoup finiront sur le marché des vêtements de seconde main au Québec ou en Afrique.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Le centre de récupération du textile Certex estime récupérer plus de 6000 tonnes de matière textile chaque année. Sur ces 6000 tonnes, beaucoup finiront sur le marché des vêtements de seconde main au Québec ou en Afrique.

Plusieurs centaines d’années. C’est le temps que prendra votre t-shirt synthétique préféré à se décomposer s’il finit dans un centre d’enfouissement. Il pourrait pourtant être sauvé, avoir une deuxième vie dans une nouvelle garde-robe ici au Québec, ou être exporté quelque part en Afrique, où il sera revendu dans un marché. Il pourrait aussi finir dans le laboratoire du scientifique québécois spécialisé en biologie moléculaire David Dussault et être dévoré par des champignons…

Selon Recyc-Québec, « 3 % des matières résiduelles éliminées par les ménages [québécois] sont des produits de textile ou d’habillement. Cela équivaut à 12 kg par personne et par année ou à un peu plus de 95 000 tonnes générées ». Face à ce constat, la solution la plus populaire est celle de la récupération.

L’« âge des ténèbres »

C’est le mandat que s’est donné l’organisme Le Support en organisant des collectes à domicile de dons de vêtements afin de les revendre à des chaînes de friperies pour financer la Société québécoise de la déficience intellectuelle. En plus de 30 ans d’existence, ce modèle d’affaires a permis au Support de reverser plus de 22 millions de dollars.

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« Ça fait beaucoup de t-shirts par année », se félicite Alain Mongrain, directeur administratif de l’organisme. Pourtant, il observe que « l’âge d’or de la récupération des vêtements » est terminé. « On est plus aujourd’hui dans un âge des ténèbres », se désole-t-il. Car malgré les presque 100 appels par jour auxquels répondent les employés du Support, M. Mongrain affirme que les volumes collectés ont diminué de moitié dans les dernières années. Il explique cette baisse par les réglementations de plusieurs arrondissements montréalais qui encadrent l’installation des boîtes de dons dans le domaine public, ou l’interdisent totalement pour éviter les nuisances urbaines.

Ainsi sur les 500 boîtes installées par Le Support, il n’en reste aujourd’hui qu’environ 200. Ceci laisse présager des jours plus sombres pour l’organisme, et pour toute l’industrie de récupération des textiles. « Quand il n’y a pas de boîtes [de dons], les gens jettent et cela fait gonfler les sites d’enfouissement municipaux. Ils ne feront pas 38 coins de rue pour porter leurs vêtements dans un centre de tri », constate M. Mongrain.

Une consommation qui augmente

 

Un constat qui pourrait bien s’aggraver avec l’émergence du phénomène de la fast fashion. Un rapport de 2017 de la Fondation Ellen MacArthur indique que la production mondiale de textiles a doublé au cours des 15 dernières années.

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Dans la province, Recyc-Québec observe « une hausse de 17 % des importations pour l’industrie textile » entre 2011 et 2015. Face à cette consommation effrénée, c’est une course pour désengorger les sites d’enfouissement qui se joue.

« Chaque seconde [dans le monde], l’équivalent d’un camion de poubelle de textiles est enfoui ou brûlé. Une valeur estimée à 500 milliards de dollars est perdue chaque année à cause de vêtements peu portés et rarement recyclés. Si rien ne change, le secteur de la mode utilisera un quart du budget carbone mondial d’ici 2050 », ajoute le rapport de la Fondation Ellen MacArthur.

L’Afrique ferme ses frontières

À Montréal, le centre de récupération du textile Certex estime récupérer plus de 6000 tonnes de matière textile chaque année. Sur ces 6000 tonnes, beaucoup finiront sur le marché des vêtements de seconde main au Québec ou en Afrique. Mais environ 600 tonnes de textiles non valorisables, qui n’auront pas trouvé preneur, finiront dans les sites d’enfouissement, estime le directeur général de l’organisme, Stéphane Guérard. Un volume qui pourrait augmenter avec la fermeture des frontières de nombreux pays d’Afrique soucieux d’encourager les industries du textile locales.

« C’est juste une question de temps avant que l’Afrique ferme ses portes. Ils en ont marre d’être la poubelle du reste du monde », souligne M. Guérard. Au Rwanda par exemple, le président, Paul Kagame, avait annoncé en 2016 l’instauration de « taxes d’importation sur les vêtements et les chaussures de seconde main provenant principalement d’Europe et d’Amérique du Nord », rapportait alors le magazine Le Point.

Le Kenya, la Tanzanie, l’Ouganda et le Burundi tentent également de donner un nouveau souffle à leurs industries du textile en encourageant la fabrication locale dans le but de « bannir totalement les fripes ». Face à cette réalité, les centres d’enfouissement québécois pourraient rapidement déborder. Et en ouvrir de nouveaux pourrait être mal vu par la population, constate Stéphane Guérard, qui insiste sur l’urgence de la situation. Il faut trouver une solution pour recycler les textiles, « mais il est difficile de recycler dans une industrie [locale] qui n’existe plus ».

Recycler ou digérer

 

Le filateur québécois FilSpec a développé une stratégie de récupération et de remise en circulation des matières avec les marchés européens et asiatiques. « On n’attend pas qu’une infrastructure de transformation soit créée ici, on va le faire là où ça se fait », explique Dominique Quintal, associé de l’entreprise. Il observe que, dans la mise en place d’une économie circulaire, le principal défi consiste à changer le comportement des consommateurs. « Il faut changer nos mentalités et nos habitudes de consommation » pour arrêter d’associer les vêtements de seconde main à une mauvaise qualité.

Chez Certex, on mise sur la science pour désengorger les centres d’enfouissement. L’organisme travaille avec le chercheur de postdoctorat spécialisé en mycologie David Dussault sur une méthode de décomposition des vêtements qui sort de l’ordinaire : dégrader les textiles en les offrant comme repas à du mycélium, le système racinaire des champignons. Le processus à l’étude est assez efficace et sa durée dépend de la matière et des espèces utilisées.

« Les champignons sont les grands décomposeurs de la nature, explique M. Dussault. Ils ont le pouvoir de dégrader des fibres synthétiques issues de l’industrie pétrochimique. »

Une fois la digestion terminée, on obtient une substance blanchâtre ou jaunâtre, biodégradable, qui peut être à son tour utilisée afin de décontaminer les sols et les eaux.

Autre technologie à l’étude pour recycler les vêtements : la pyrolyse, c’est-à-dire la décomposition chimique des textiles par la chaleur. La condensation de la vapeur permettrait d’obtenir une huile qui pourrait être utilisée dans la peinture ou les cosmétiques.

Si ces technologies sont prometteuses, un défi demeure : développer un modèle d’affaires viable et « accrocher les marchés », indique M. Guérard.

Mais pour tous les intervenants, la solution la plus radicale est la prise de conscience des consommateurs et la réduction de la consommation de textiles neufs. Un changement de comportement qui forcerait les grandes enseignes à réduire leur production pour que l’industrie entre en décroissance.

« Le point de réversibilité, on l’a dépassé. On doit gérer les conséquences maintenant. Le système capitaliste est obligé de se redessiner s’il veut survivre », s’exclame Stéphane Guérard, en ajoutant une note d’espoir : « L’humanité a ceci de particulier que quand elle est au bord du gouffre, elle réagit très vite. » En réponse à la fast fashion, la marque norvégienne Carlings vient d’ailleurs de lancer une collection de vêtements virtuels vendus sur Instagram… Une solution pour les acheteurs compulsifs ?

Le recyclage valorisant (ou upcycling)

Le recyclage est au coeur du processus de création des designers québécois, pour des raisons d’abord économiques, et de plus en plus écologiques. C’est ce qu’observe Emanuela Lolli, présidente de Fashion Preview : « Les pièces uniques sont réinterprétées, on lave, on froisse, on transforme des jeans en shorts. » C’est du recyclage valorisant, un recyclage mis au service de l’art qui augmente la valeur du produit de départ.

Une méthode utilisée par Daniel Beaudet, créateur de la marque récemment disparue Leinad, qui réutilisait ses tissus d’une saison à l’autre en les teintant et achetait des lots d’échantillonnage des grandes marques et des surplus de stock. « J’aimais bien l’idée de sauver des matières qui étaient vouées à l’oubli », confie-t-il, ajoutant pallier ainsi un « sentiment de culpabilité ». « Le monde n’a pas vraiment besoin de mes vêtements, donc il faut essayer de produire avec conscience. »


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