Culture du bannissement et universités

«Substituer un autoritarisme à un autre, serait-ce la solution qu’envisagent ces étudiants-militants?», questionne l'auteur.
Photo: iStock «Substituer un autoritarisme à un autre, serait-ce la solution qu’envisagent ces étudiants-militants?», questionne l'auteur.

En réplique à l’article intitulé « La liberté universitaire contre la dérive autoritaire », 5 mars 2021.

Plus les années passent, plus les fondements scientifiques des sciences sociales sont attaqués de toutes parts. Il est légitime que la sociologie cherche à se rendre utile à la société et, au nom du changement social, à trouver des moyens pour améliorer les conditions de vie de l’être humain. Cependant, cela ne devrait pas aller jusqu’à scier la branche sur laquelle elle est assise, surtout lorsqu’on se sert de la sociologie pour justifier la culture du bannissement.

Au nom des rapports de pouvoir toujours renouvelés par les institutions et de sa violence symbolique extrême, c’est le savoir même qui est attaqué parce qu’il serait véhiculé par une institution que l’on ne désignerait plus comme universelle, mais comme suspecte de violence masculiniste, de racisme systémique et de conservatisme social. Mettant du coup dans le même bateau les professeurs en mathématiques, en génie et en anthropologie, on oublie même que l’université a rendu possible le discours critique utilisé par ces étudiants. Quelle postérité Michel Foucault et Pierre Bourdieu auraient-ils eue si une institution universitaire aussi élitiste et « masculiniste » que le Collège de France ne leur avait pas donné la plus importante tribune pour diffuser les théories dont se réclament ces étudiants ?

Il va sans dire que les sciences sociales, selon la compréhension qu’en ont ces étudiants, se transforment en une vulgate militante, où la critique des rapports de domination perd toute sa finesse et sa rigueur pour devenir une « stratégie discursive », confondant délibérément stratégie de censure et stratégie de contre-pouvoir. Cette légitimation du bannissement comme mode de contestation n’est pas sans rappeler l’opposition du mouvement étudiant néo-romantique allemand à la science positiviste au sortir de la Première Guerre mondiale. Clamant haut et fort la dégénérescence du rationalisme matérialiste, on souhaitait que l’université devienne le lieu de politisation et d’endoctrinement au nom de l’unité organique du peuple. Opposition qui refait surface au sein de la mouvance de gauche, à l’époque où Theodor Adorno, le grand représentant de la théorie critique, affrontait une mobilisation étudiante sans précédent dans ses propres cours en 1968, où l’on exigeait de lui de faire son autocritique à la mode maoïste.

Les dénonciations actuelles qui courent parmi les étudiants en sociologie sur la nature du système universitaire et sa dérive autoritaire s’inscrivent dans la droite ligne de ces mouvements néo-romantiques, qui renouent paradoxalement avec l’autoritarisme qu’ils cherchent à dénoncer. Renonçant au fondement même du savoir qui permit l’existence même de la critique sociale, on justifie même la culture du bannissement comme « une stratégie discursive qui s’applique à différents degrés ». À stratégie discursive égale, il semblerait, à leurs yeux, que la culture du bannissement ne mériterait pas l’image négative qu’on lui attribue aujourd’hui, prétextant que la raison et la science exerceraient une violence symbolique encore plus grande. Substituer un autoritarisme à un autre, serait-ce la solution qu’envisagent ces étudiants-militants ?

J’aimerais rappeler aux adeptes de la « stratégie discursive » que, qu’ils le veuillent ou non, ils font eux-mêmes partie d’une élite privilégiée de la société qui a la chance d’apprendre les sciences sociales de manière libre et non censurée. Ils devraient avoir au moins la décence intellectuelle de reconnaître que, depuis l’époque des Lumières, l’université est un véhicule important de théories et de pratiques émancipatoires.

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