Pour une nationalisation de la première ligne

Il est peu connu qu’au Québec, les services médicaux de première ligne (la médecine de famille) sont en bonne partie entre les mains du secteur privé. En effet, bien que les médecins omnipraticiens soient rémunérés à même les fonds publics, ils ne sont pas des salariés de l’État comme les autres travailleuses et travailleurs du réseau sociosanitaire.
Une majorité de médecins de famille sont plutôt de petits entrepreneurs de la santé qui pratiquent dans des cliniques privées ou dans des groupes de médecine de famille (GMF), qui sont aussi, pour la plupart, des entreprises privées. De plus, sachant que 53 % des omnipraticiennes et des omnipraticiens ont choisi en 2021 de profiter des avantages fiscaux considérables permis par la constitution de leur pratique médicale en sociétés par action ou en nom collectif, on peut véritablement parler de l’existence au Québec d’une « médecine inc. » de première ligne.
Échec de la « médecine inc. »
Ce qu’il est convenu d’appeler la « première ligne » a une importance cruciale dans l’organisation des services de santé et des services sociaux. Elle représente la « porte d’entrée » de l’ensemble du réseau sociosanitaire. Elle doit permettre d’éviter la dégradation des problèmes de santé et des problèmes sociaux et de prévenir les hospitalisations, l’engorgement des urgences et le recours aux services spécialisés souvent plus coûteux.
Des Idées en revues

Or, au Québec, les cliniques médicales privées n’ont jamais été capables de remplir adéquatement cette fonction. C’est d’ailleurs en bonne partie en raison de cet échec que le gouvernement a créé, en 1971, les centres locaux de services communautaires (CLSC). Ce réseau de cliniques publiques visait à offrir la gamme complète des services médicaux, sanitaires, sociaux et communautaires courants.
Il s’agissait là d’une première tentative de nationaliser les services de première ligne au Québec, tentative à laquelle le corps médical s’est farouchement opposé. Refusant d’intégrer les CLSC et de perdre leur statut d’entrepreneurs pour devenir des salariés de l’État, la plupart des omnipraticiens et des omnipraticiennes ont réagi en développant un réseau de polycliniques privées parallèle à celui du système public.
C’est à partir de ces polycliniques que les GMF ont été créés, en 2002. Depuis, ils ont largement remplacé les CLSC […]. Or, 20 ans après sa création, ce modèle privé d’organisation des services médicaux a, tout comme les petits cabinets médicaux traditionnels, fait la preuve de son incapacité à remplir les fonctions attendues d’une première ligne efficace. Alors que les GMF visaient à améliorer l’accès aux médecins de famille, à désengorger les urgences et à favoriser l’accès aux services psychosociaux, les données montrent clairement qu’ils ont échoué à atteindre ces trois objectifs.
Deux voies vers la nationalisation
Devant ces échecs répétés de la « médecine inc. », il est impératif de terminer le travail commencé lors de la création des CLSC, en 1971, et de rendre la première ligne médicale entièrement publique au Québec. Deux avenues doivent être empruntées pour qu’on y parvienne.
La première consiste à utiliser l’infrastructure des GMF, dont le développement a été en grande partie financé par des fonds publics, pour reconstruire un modèle d’établissements inspiré par celui des CLSC. Il s’agirait notamment de convertir les GMF en organisations sans but lucratif pleinement intégrées au réseau public et gérées de manière transparente et démocratique par des conseils d’administration élus, composés de personnes représentant l’ensemble de l’équipe multidisciplinaire ainsi que de citoyennes et de citoyens. Les médecins propriétaires des GMF qui refuseraient d’opérer cette conversion se verraient privés de toute forme de financement public, y compris en matière de rémunération.
Ceci nous amène à la seconde avenue, complémentaire de la première : les médecins doivent être pleinement intégrés au système public et devenir des salariés de l’État comme les autres employés du réseau. Le développement de la « médecine inc. » est étroitement lié au mode de rémunération à l’acte, qui continue de prédominer largement au sein de la profession. […] Or, s’il favorise la « productivité » des médecins, ce mode de rémunération à l’acte pose des problèmes majeurs.
En effet, il est une des causes des problèmes de surdiagnostic et de surtraitement, puisqu’il incite financièrement les médecins à multiplier les actes, y compris les actes inutiles, voire nuisibles. De plus, la rémunération à l’acte décourage la collaboration interprofessionnelle : avec ce modèle, les réunions d’équipe ne sont pas rentables, et la prise en charge des problèmes de santé par d’autres catégories professionnelles représente des pertes potentielles de revenus pour les médecins. Enfin, le paiement à l’acte est aussi une des causes importantes de l’hypertrophie de la rémunération médicale, qui a atteint des niveaux stratosphériques au cours des dernières années.
Comme en 1971, ces réformes susciteront l’opposition des médecins. Les dernières décennies ont toutefois démontré qu’il est plus que temps d’abolir le modèle passéiste de la médecine privée à but lucratif.
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