«Borgen», ou la vraie vie politique

Dans la plus récente saison de la série danoise Borgen, la politicienne Birgitte Nyborg (interprétée par Sidse Babett Knudsen) en vient à renier les valeurs qui l’ont amenée en politique.
Rédactrice et citoyenne engagée, l’autrice a enseigné la littérature au collégial, est présidente du conseil d’établissement d’une école primaire et membre du comité de rédaction de Lettres québécoises. Elle a codirigé et coécrit l’essai collectif Traitements-chocs et tartelettes. Bilan critique de la gestion de la COVID-19 au Québec (Somme toute).
Dans la plus récente saison de la série danoise Borgen, la politicienne Birgitte Nyborg se laisse prendre au piège du pouvoir. Sur fond de crise climatique, au terme d’un chassé-croisé entre diplomatie internationale, exploitation gazière du Groenland, émancipation des peuples autochtones et engagements carboneutres, elle en vient à renier les valeurs qui l’ont amenée en politique.
Petit air de déjà-vu ? C’est que la recette semble se répéter ici à l’approche des élections, nourrissant le cynisme de la population et montrant que ces trajectoires sont loin d’appartenir uniquement à la fiction.
Candidate de la Coalition avenir Québec (CAQ) dans Sherbrooke, Caroline St-Hilaire est tombée dans la marmite de la ligne de parti dès l’annonce de sa candidature. Longtemps critique du troisième lien, elle s’est vite vue obligée d’affirmer que le projet « a évolué ». C’est vrai. Sa nouvelle mouture est « bitube », son budget a chuté à 6,5 milliards — par on ne sait quelle magie, car il appert que les dépassements de coûts seront vertigineux et que l’évaluation actuelle a pour seule utilité de rendre le nouveau lien un peu plus socialement acceptable.
Est-il devenu le « projet structurant » dont l’ex-mairesse de Longueuil parlait en juin ? On peut en douter, malgré l’ajout de voies pour le transport en commun (le minimum, n’est-ce pas ?). La CAQ continue à balayer du revers de la main tout expert qui parle de trafic induit et de la non-nécessité de ce lien tout droit sorti du siècle passé, mais dont les écosystèmes marins pâtiront encore le siècle prochain… Plusieurs auront de plus fait remarquer que ce projet est incompatible avec les aspirations de densification urbaine mises en avant par le gouvernement Legault.
En janvier dernier, c’est Shirley Dorismond qui effectuait la première un virage à 360 degrés pour renier les valeurs qu’elle défendait comme vice-présidente du secteur Sociopolitique, Solidarité, Condition féminine de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ). Dès l’annonce de sa candidature à l’élection partielle dans Marie-Victorin, Mme Dorismond s’est tue. Sa campagne fut essentiellement constituée de poignées de main et de sourires. Décriant auparavant le racisme systémique et les conditions difficiles du personnel de la santé pendant la pandémie (que des études ont depuis confirmés), l’infirmière engagée pour la justice sociale a laissé place, devant les micros des journalistes, à un alter ego qui bafouillait des phrases vides que les spin doctors lui soufflaient à l’oreille.
Mais l’électorat n’en avait cure. Avec la victoire de Dorismond dans ce château fort péquiste, l’équipe Legault a obtenu la confirmation qu’il suffisait à la CAQ de ne pas commettre de faux pas pour l’emporter haut la main. Un ballon d’essai en vue du 3 octobre prochain — et qui explique sans doute la discrétion du premier ministre ces dernières semaines, lui qui a fui tout événement risquant de le faire mal paraître et de coûter à sa formation de précieux points dans les sondages.
Plus récemment, c’était au tour de Martine Biron de faire réagir. Comme les autres, dans la foulée de son saut en politique avec la CAQ, elle a dû prêter allégeance au tunnel autoroutier qu’elle critiquait jusque-là finement en tant qu’analyste. Plus les candidats sont « ministrables », plus grosses sont les couleuvres à avaler. Et celle du troisième lien reste assurément prise en travers de bien des gorges…
« Cette madame »
Les défis de la CAQ sont multiples — et François Legault nage fort pour faire oublier son côté « mononcle ». Parler de Dominique Anglade comme de « cette madame » dimanche dernier ne lui a pas fait gagner de points : son jupon dépassait. Mais plus encore, cette tournure maladroite a aussi révélé une des stratégies de communication du parti : ne jamais nommer les autres chefs pour les effacer du discours. L’emballage communicationnel est d’or et M. Legault, bon élève, le sait… Or, pareilles pirouettes discursives ajoutent elles aussi une couche de cynisme à l’ensemble, illustrant que la forme prévaut sur le fond dans cette campagne d’image qui s’ouvre sur des mesures bonbons en forme de réductions d’impôts.
« Sans pouvoir, il est impossible de changer le monde », dit Mme Nyborg dans Borgen. En effet, mais de quel monde la CAQ veut-elle ? D’un monde sans filet social, dans lequel on distribue les dollars puisés à même le Fonds des générations, alors que les écoles s’effondrent littéralement, à l’instar du système de santé ? D’un monde où le temps des Lévisiens a plus de valeur que les écosystèmes marins, que le transport durable, que l’air que l’on respire à Rouyn-Noranda ou dans les classes du Québec ?
Il est louable de décider d’aller « changer les choses de l’intérieur ». Mais la Coalition avenir Québec est-elle un lieu où l’actualisation des idéaux dérogeant à la fine ligne de parti peut advenir ? « Élu en 2018 sur la base d’un programme qui ne mentionnait nulle part les femmes », comme l’a déjà fait remarquer l’historienne Camille Robert, le parti se les adjoint-il pour faire bonne figure — tout en ne perdant pas une minute quand vient le temps de les faire taire ?
Myriam Lapointe-Gagnon a reçu des propositions de plusieurs formations politiques. La fondatrice de Ma place au travail a finalement choisi Québec solidaire. Chaque jour, la Cacounoise poursuit son combat pour que tous les enfants québécois puissent obtenir une place en garderie. Quelle que soit l’issue des élections, jamais elle n’aura sacrifié sa liberté de parole ni ses convictions.
Vouloir sauter dans le train de la politique en espérant pouvoir changer les choses est noble, mais il vaut parfois mieux attendre le train dont on partage les valeurs — même s’il ne se dirige pas à pleine vapeur vers les commandes de l’Assemblée nationale.
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