Qui entend encore crier les «fous»?

Aujourd’hui, près d’une personne sur cinq est atteinte de troubles mentaux, au Québec, écrit l’auteur.
Photo: iStock Aujourd’hui, près d’une personne sur cinq est atteinte de troubles mentaux, au Québec, écrit l’auteur.

Le 15 août 1961, il y a 60 ans pratiquement jour pour jour, paraissait le livre de Jean-Charles Pagé Les fous crient au secours ! Sur plus de 130 pages, cet ancien malade alcoolique racontait son internement entre les murs de l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu (aujourd’hui l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal) et les traitements indignes que lui et ses camarades d’infortune avaient dû y subir. Violence psychologique, manque d’hygiène criant, absence de traitements efficients, stigmatisation, le portrait était sombre et sans appel. L’éditeur Jacques Hébert, comme le psychiatre Camille Laurin, qui avait accepté de rédiger la postface du livre, ne s’y était pas trompé : l’ouvrage était une bombe à retardement, prête à exploser dans l’opinion publique.

Dès le lendemain, le livre faisait d’ailleurs la une des grands quotidiens montréalais. Grâce au travail de publiciste mené en sous-main par Hébert et Laurin, les principaux acteurs syndicaux et ecclésiastiques se mobilisèrent à leur tour, dans les jours qui suivirent, pour demander au gouvernement Lesage des comptes et surtout des actions. Une réforme de la politique de santé mentale québécoise s’imposait. Sous la pression, le ministre de la Santé, Alphonse Couturier, annonça finalement le 8 septembre la création d’une commission d’enquête sur la situation des institutions psychiatriques de la province dont la direction fut confiée au Dr Dominique Bédard. Aidé des psychiatres Charles A. Robert et Denis Lazure, il parcourut les hôpitaux et centres psychiatriques du Québec afin de dresser un état des lieux et de proposer des recommandations.

Le résultat, qui parvint six mois plus tard sur la table du ministre de la Santé, était un rapport de 157 pages fustigeant la gestion des communautés religieuses alors en charge de la majorité des institutions et suggérant, dans la continuité de la postface de Laurin, un certain nombre de transformations, incluant notamment une augmentation du nombre de psychiatres, une amélioration de leur formation, un financement plus conséquent de la prise en charge psychiatrique et surtout l’établissement d’une politique dite de désinstitutionnalisation favorisant la prise en charge « hors les murs » des personnes atteintes de troubles de santé mentale, que ce soit dans les hôpitaux généraux ou dans des cliniques de jour rattachées aux grands hôpitaux psychiatriques.

« Une “révolution tranquille” au chapitre de la psychiatrie » s’engagea alors, selon les propres mots des trois membres de la commission qui se virent confier la responsabilité de mettre sur pied leurs propres recommandations au sein d’une toute nouvelle Division des services psychiatriques créée au sein du ministère de la Santé. En effet, on ouvrit alors les portes des vieux asiles pour en sortir nombre de malades pouvant être accueillis et accompagnés autrement, dans la communauté plutôt que par l’internement, on transforma la formation psychiatrique, on augmenta le budget de la santé mentale, on mit sur pied d’autres espaces de prise en charge au sein de la communauté.

Rapidement, cependant, les fonds manquèrent et les engagements comme les ambitions s’amenuisèrent. À l’aube des années 1980, la désinstitutionnalisation était devenue l’argument d’une réduction des coûts déjà croissants du domaine de la santé mentale plutôt que le moteur d’une amélioration des services et d’une inscription de ses enjeux dans la communauté. Le tournant néolibéral des gouvernements fédéral et provincial finit de resserrer les cordons de la bourse, de réduire le nombre de lits disponibles et de laisser s’éteindre les expérimentations, notamment celles relatives à la généralisation des secteurs psychiatriques. L’hôpital retrouva le rôle central (qu’il n’avait en fait jamais vraiment quitté) dans le dispositif de prise en charge psychiatrique, et avec lui les approches centrées sur le biomédical et la pharmacologie, tandis que le nombre de personnes atteintes de troubles de santé mentale commençait à croître de manière exponentielle.

Aujourd’hui, près d’une personne sur cinq est atteinte de troubles mentaux, au Québec comme au Canada. Et ce chiffre ne fait qu’augmenter du fait de l’urgence climatique qui favorise l’écoanxiété, de la crise sanitaire qui révèle les vulnérabilités, mais aussi de la précarité et de la dureté croissantes des milieux de travail. En effet, oui, en plus de justifier l’austérité et le définancement massif du domaine de la santé mentale, le néolibéralisme favorise le développement des troubles de santé mentale en exigeant toujours davantage (d’heures, de productivité, d’investissement, de flexibilité) contre toujours moins (d’argent, de reconnaissance, de considération et de stabilité).

Si « les fous crient toujours au secours », comme le rappelait Sadia Messaili en 2019 à partir du cas de son fils diagnostiqué schizophrène, ils le font désormais loin de nos oreilles, au cœur de familles épuisées, dans les brumes d’une camisole chimique pas toujours consentie, derrière les murs d’institutions qu’ils n’ont souvent pas choisies, ou sous le pont ou l’édifice vers lesquels leur itinérance les a conduits. Les seuls moments où leurs cris nous parviennent, c’est désormais lorsqu’ils sont atteints par les balles de policiers apeurés, dépassés, inexpérimentés.

Pourtant, les solutions existent, et ce, depuis plus de 100 ans maintenant. Bien avant le rapport Bédard, les psychiatres comme les religieuses responsables des institutions de soins psychiatriques avaient compris que l’enfermement ne faisait pas tout, que l’accompagnement individuel était essentiel, les liens avec la communauté, indispensables, et que la déstigmatisation de la « folie » au sein de la société participait tant de la réinsertion des « fous » que de la prévention de l’apparition des troubles.

Mais aujourd’hui, les ambitions politiques manquent autant que les moyens financiers, et les intervenants, psychiatres, infirmières, assistantes sociales ou pairs aidants, portent à bout de bras un système de santé mentale à l’agonie. Pourtant, l’Organisation mondiale de la santé annonce déjà que les troubles de santé mentale vont être l’un des principaux enjeux sanitaires de la prochaine décennie, voire du prochain siècle. Il est toutefois certainement plus simple d’étouffer les cris que de prendre le temps de les écouter.

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