Du sang et des larmes

Elles pratiquent un métier qui n’en est pas tout à fait un, ou qui, certainement, dépasse cette dénomination.

Est-ce bien un métier que de savoir « tenir un espace » entier — au sens où on ne le dépouillerait pas de ses dimensions existentielles, mystérieuses, j’oserais même dire sacrées — dans lequel se déroule l’immense moment d’une naissance ? Est-ce un métier que d’écouter profondément ce qui est réclamé pour faciliter la mise au monde d’un enfant, mais aussi d’une mère et d’une famille ? Est-ce ainsi qu’on nommerait cette disponibilité totale, campée sur une vraie éthique de l’accompagnement, articulée sur l’établissement de relations égalitaires, consensuelles ?

Est-ce un métier que de savoir accueillir la vie — et la mort, comme ça arrive parfois — en ne détournant jamais ni le coeur, ni les mains, dans une forme d’engagement radical qui, reconnaissons-le, est malheureusement menacé d’extinction dans nos rapports professionnels modernes ? Est-ce un métier que d’offrir à la fois cette qualité de présence et cette humilité qui fait dire à celles qui le pratiquent : « Moi, je n’ai jamais “accouché” personne, ce sont les femmes qui accouchent » ?

La naissance, sa fulgurance, son théâtre grandiose et tragique à la fois font appel à une posture qui réunit tant de savoirs : instinctifs, techniques, médicaux et humains, surtout.

C’est bien ce qu’elles possèdent, ces sages-femmes sur lesquelles j’écris depuis qu’elles sont entrées dans ma vie, et ce, autant parce qu’elles me fascinent que parce qu’elles m’inquiètent, par la précarité dans laquelle elles sont maintenues. On reste aussi éternellement liée à celles qui nous ont tenu la main, alors qu’un véritable coup d’État se déployait en notre territoire corporel, psychique et identitaire.

Je sais aussi combien ne pas « objectiver » une personne qui accouche trace parfois la ligne différenciant un événement marquant d’un événement traumatisant. La clinique de l’enfance et celle de la périnatalité m’ont amenée à développer une grande estime pour tous les professionnels capables d’offrir à celles qui accouchent un accompagnement qui n’entrave pas cette autonomie, et ce, peu importe l’issue. Quand les drames surviennent, que nous soyons à la maison de naissance ou à l’hôpital, la façon d’expliquer les choses, d’offrir ou non des options, les gestes porteurs de sens et les regards qui ne se dérobent pas deviennent autant d’éléments qui auront un impact sur la digestion psychique qui suivra.

« Tout est dans la manière », comme le disait la chanson. « Je comprends qu’il n’y a pas plus vulnérable qu’une femme entre deux mondes. Cet espace revendique encore la patience et le silence ; des territoires toujours à reconquérir », écrivait Sophie Arcand dans le recueil Déchirures et dentelles. Récits de naissance, que nous avons codirigé il y a quelques années.

Sans dévaloriser la façon dont on accueille les bébés en milieu hospitalier, sans vouloir accentuer des clivages qui n’ont jamais rien amené de bon, il y a lieu d’insister sur un fait : la présence des sages-femmes dans le réseau de la santé permet aux personnes enceintes d’accéder à une plus grande diversité de choix sur la manière dont elles souhaitent traverser ce moment.

En cette ère où, nous le savons, les femmes sont toujours susceptibles de perdre des pans entiers de leur pouvoir décisionnel sur ce qui se trame dans leur utérus, la possibilité d’affirmer leurs choix du début jusqu’à la fin du continuum de la procréation me paraît d’autant plus essentielle.

Or, comment comprendre que les sages-femmes, ces véritables professionnelles de la santé, bachelières, peinent encore à obtenir une rémunération équivalente à leurs collègues professionnelles comparables ?

Si ce n’est pas un métier, est-ce une vocation, alors ? « On a tendance à recourir à ce terme lorsqu’il s’agit de justifier le fait de sous-payer des personnes de qui on exige un engagement total », me dit Anabel Gravel Chabot, sage-femme en Estrie. « Non, être sage-femme, c’est plutôt un mode de vie », me dit-elle. Parce qu’elles offrent une disponibilité hors du commun à leur clientèle, elles font de nombreuses heures « de garde », charge mentale incluse. C’est le cas pour d’autres professionnels de la santé, bien sûr. Cependant, leurs heures de garde, à elles, ne sont pas rémunérées, mais bien compensées, ce qui, grosso modo, engendre une différence allant d’une à trois fois moins que pour tous les autres professionnels du réseau. Nous parlons de 1 $ à 2 $ pour chaque heure de garde ; 1 $ l’heure, pour répondre par son prénom à la mère qui appelle en pleurant parce qu’elle n’arrive pas à allaiter, à cette autre qui aurait besoin de conseils pour diminuer la douleur des tranchées ou à celle-ci aussi, qui vient de comprendre qu’elle fait une fausse couche.

Au lieu d’aller à l’urgence, elles pourront toutes rester chez elles, alors que la sage-femme qu’elles connaissent viendra s’asseoir sur leur lit, prendre soin d’elles, du sang, mais aussi des larmes. Dur de chiffrer ce que cela représente en économies pour le système de santé.

En 2021-2022, 10 % des sages-femmes n’ont pas renouvelé leur permis et 25 % des postes restent vacants. Si « tenir un espace » est un métier qui requiert bien des compétences invisibles à l’oeil nu, il suffit d’avoir été une fois celle dont les larmes et le sang coulaient pour reconnaître l’immense valeur d’avoir une sage-femme à ses côtés.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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