Pauvre Canada

Fils d’un tailleur, Thomas Jones n’avait pourtant que peu de vêtements à se mettre sur le dos. À l’âge de 14 ans, il vivait comme il pouvait, arpentant les rues de la capitale d’un empire où la souveraine, la reine Victoria, se souciait surtout de ses rapports immédiats avec lord Melbourne, son premier ministre adoré.

Le jeune Jones, dans ce XIXe siècle victorien, défraya la chronique. Les journaux de l’Empire parlèrent de lui. Il avait réussi l’exploit peu banal de s’introduire à de multiples reprises dans une des résidences du pouvoir les plus surveillées du monde : le palais de Buckingham. Mieux : il avait vécu là, au moins quelques jours, sans se faire repérer. Autrement dit, il était parvenu à vivre aux crochets de toute cette richesse accumulée par ceux qui en privaient le plus grand nombre.

Comment avait-il fait ? En une occasion, il avait escaladé le mur du jardin, puis s’était glissé en douce par une fenêtre restée ouverte. Son instinct l’avait ensuite guidé dans les dédales infinis des appartements, jusque dans ceux de la reine. Pourquoi se contenter de moins ?

À la différence d’Aline Chrétien, l’épouse du premier ministre canadien qui, une nuit, avait surpris un intrus dans leur résidence officielle toute coloniale, personne ne s’aperçut, au temps de la reine Victoria, de la présence du jeune Jones. Jusqu’au jour où on le retrouva recroquevillé sous un riche canapé. On le tira de là par la peau du cou, sans ménagement, la scène créant beaucoup d’émois.

Le journal Times, fleuron de l’information du temps, s’intéressa à l’affaire. En fait, le journal parla davantage du canapé sous lequel le jeune homme avait été retrouvé qu’autre chose. Le Times écrivit que ce fauteuil « est un des plus beaux et des plus coûteux qu’on puisse voir, tant par la richesse des matériaux que par la perfection de la main-d’œuvre ». Il avait « été commandé expressément pour l’usage des visiteurs royaux et illustres qui viennent présenter leurs hommages à Sa Majesté ». C’était en quelque sorte le canapé où l’Empire s’asseyait de tout son poids sur ses sujets.

Jugé en vitesse, Jones fut envoyé dans une « maison de travail ». Ces maisons soumettaient, sans ménagement, les indigents à d’incroyables mesures disciplinaires. L’univers de ces « workhouses », ces prisons pour pauvres, fera longtemps partie du paysage impérial. En 1824, pour une simple dette chez le boulanger, John Dickens avait été arrêté et emprisonné dans une de ces maisons. Son jeune fils Charles, âgé de 12 ans, futur auteur d’Oliver Twist et de David Copperfield, s’y trouvera incarcéré par la même occasion. Charles Dickens collera, à longueur de journée, des étiquettes sur des boîtes de cirage. Des familles entières, comme les Dickens, étaient soumises à ce régime qui marquait des vies au fer rouge tandis qu’à Buckingham on se préoccupait de l’effet d’un ourlet.

Après trois mois de réclusion, le jeune Jones fut relâché. Que fit-il ? Il trouva le moyen d’entrer de nouveau en douce dans le palais royal ! Comment cela était-il même possible ? On lui remit la main au collet. Il subit de nouveau la vie d’une de ces maisons-prisons.

À sa sortie, un cirque voulut l’engager pour qu’il se montre aux curieux qui voulaient voir de près celui qui avait osé vivre aux dépens de ceux qui vivaient à ceux de toute la société. La police mit la main sur Jones alors qu’il errait de nouveau autour du palais… Il fut envoyé sur des bateaux pour forcenés, les galères du temps. Lors d’une escale à Portsmouth, il s’échappa. Il tenta de regagner le château à pied. On l’attrapa et on le renvoya en mer. Certains disent qu’il mourut entre Tunis et Alger. Il s’était pris, raconte-t-on, à sauter à l’eau pour gagner, au milieu des flots, une bouée illuminée. L’avait-il confondue avec la royauté ? D’autres affirment qu’il fut envoyé, pour finir ses jours, dans une colonie pénitentiaire en Australie, afin de mettre le palais de Buckingham à l’abri.

Le Canada vit, depuis des années, à la manière de ce jeune Jones. Il se fait croire qu’il a une place auprès de cette monarchie à laquelle il s’attache comme à une bouée. Dans quelques jours, à l’occasion d’une visite à sa colonie, le prince Charles sera investi, à Ottawa, du titre de Commandeur extraordinaire de l’Ordre du mérite militaire. Ce sera la représentante de sa propre mère, la gouverneure générale du Canada, qui l’investira de ce nouveau titre pompeux supplémentaire. Celle-là même que Gabriel Nadeau-Dubois a refusé de rencontrer, il y a quelques jours, en disant qu’il avait mieux à faire.

Au Québec, la population demeure habitée par une sorte de schizophrénie antimonarchiste. Cette opposition à la monarchie se limite, dans les faits, à faire comme s’il était possible de se soustraire à cette réalité simplement en détournant les yeux. Ainsi s’en est-il trouvé pour répéter, à l’occasion de l’élection de Shirley Dorismond dans les rangs de la députation du cackistan, que ce pourrait être la dernière fois qu’une députée prête serment à la couronne. Il suffisait, a-t-on expliqué doctement, d’user de quelques nouveaux faux-semblants.

Nous adorons les faux-semblants. Chaque année, nous nous faisons croire de la sorte que nous célébrons les patriotes, le lundi précédant le 25 mai. Jour chômé à l’origine en l’honneur de la fête de la reine Victoria, cette date témoigne merveilleusement de nos illusions. À compter des années 1920, au nom d’un nationalisme étroit, on pensa pouvoir oblitérer cette réalité coloniale grâce à des génuflexions devant Dollard des Ormeaux, ce faux héros d’une Nouvelle-France fantasmée. À ce Dollard qui piqua vite du nez devant la pauvreté des faits qui le tenaient en l’air, on substitua son symbole contraire, celui des patriotes de 1837-1838. Rien pourtant n’associe les combats républicains des patriotes à un jour de mai. Faudrait-il une autre journée fériée ? Au cackistan, le premier ministre a tranché la question. Il a déjà fait valoir que nous avions assez de jours chômés. Pauvre Canada…

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