Le français, langue gruyère

Un groupe de salariés de Lachine se lance à l’assaut de la multinationale Amazon. Ils souhaitent faire de l’entrepôt local le second établissement syndiqué de la pieuvre amazonienne sur le continent. On applaudit des deux mains leur détermination et leur courage, sachant l’acharnement avec lequel Jeff Bezos et ses sbires se battent contre les tentatives d’organisation ouvrière.

Le combat des syndicalistes de Lachine est d’autant exemplaire qu’il est initié par une dizaine d’immigrants récents, appuyés par la CSN. Les travailleurs de l’entrepôt sont massivement issus de l’immigration et des communautés culturelles. Une personne impliquée dans ce mouvement nous apprend que la dynamique linguistique y est particulière : « Quand les patrons veulent se parler entre eux et ne pas se faire comprendre des employés, ils parlent français. »

Ah bon ? « Oui, les cadres sont de petits Blancs francophones de 28 ans qui sortent de leurs cours d’administration, mais la langue de travail sur le plancher est l’anglais, car, sociologiquement, énormément d’employés ne maîtrisent pas le français », nous décrit cette source, abasourdie par ce retournement de situation linguistique. Le journaliste de Québecor Dominique Cambron-Goulet, qui a travaillé dans l’entreprise en 2020, nous confie que l’anglais est même la langue de communication des récents immigrés latino-américains, pourtant francotropes.

Près d’un demi-siècle après l’adoption de la Charte de la langue française, on n’arrête pas de s’étonner de la difficulté de faire du français la langue commune au Québec. Pas une semaine ne passe sans qu’une anecdote ne fasse ressurgir dans l’espace public une vérité désagréable : un refus plus ou moins assumé, plus ou moins militant, du français.

Le message vient d’en haut — du président d’Air Canada, du conseil d’administration du CN, du choix de la gouverneure générale du Canada — ; il vient aussi d’en bas — des serveuses du Tim Hortons sis devant le TNM qui refusent à Serge Denoncourt un café dans sa langue, du personnel de santé de l’hôpital montréalais Maisonneuve-Rosemont qui n’offre des services qu’en anglais à un proche du député de Rosemont.

L’association militante MEDAC a tenté de convaincre les assemblées d’actionnaires de grandes entreprises québécoises d’indiquer dans leurs statuts et règlements que le français était leur langue officielle et commune. À la Banque Nationale et à la Laurentienne, chez Metro et à CGI, tous les CA ont recommandé de voter contre la proposition. Dans chaque cas, la Caisse de dépôt et placement a mis son poids dans le camp du Non.

Jusqu’au directeur général du Conseil en éducation des Premières Nations, Denis Gros-Louis, qui dénonce dans L’Actualité « l’approche coloniale » du Québec envers les jeunes Autochtones qui ont l’anglais comme langue seconde en leur envoyant « le message qu’ils doivent s’assimiler s’ils veulent réussir ». Pourquoi ? Parce que comme leurs camarades, ils devront réussir des cours de français. Au Québec. En 2022. Une honte !

Que fait le gouvernement ? On sait ce que fait celui qui siège à Ottawa : il augmente massivement le nombre de permis d’immigration temporaire, qui échappe à tout contrôle québécois, et la sélection se fait avec un logiciel qui, étrangement, bloque 80 % des demandes de visa des étudiants africains francophones. La combinaison de l’inaction linguistique de Québec et de l’action linguistique d’Ottawa en immigration a fait entrer à Montréal, avant la pandémie, 63 000 unilingues anglophones.

Avant de devenir premier ministre, François Legault se plaignait qu’on insistait trop sur la connaissance du français dans la sélection des immigrants. Aurait-il enfin vu la lumière ? Son ministre Jean Boulet a attendu la fin de son mandat pour s’ouvrir à cette réalité : « Si on veut protéger le français, assurer sa pérennité, c’est fondamental qu’on ait une immigration francophone. » Il a commandé un rapport.

S’assurer que les nouveaux arrivants et les membres des minorités linguistiques connaissent le français serait un bon début, certes. On apprenait récemment qu’on avait tous erré en croyant que l’éducation offerte aux anglophones les rendait bilingues à la fin du secondaire. Nuance, ils sont légalement « réputés » bilingues. Une réputation surfaite, car 35 % des meilleurs d’entre eux, devenus cégépiens, échoueraient à suivre un cours en français. Notez aussi qu’une fois passé le diplôme secondaire, personne ne demande à un professionnel de la santé anglophone de prouver qu’il peut soigner quelqu’un en français. Une lacune que le projet de loi 96 prétend combler.

J’ai demandé à Statistique Canada de m’indiquer le taux de non-bilinguisme des jeunes Franco-Ontariens de Toronto, de 20 à 34 ans. Seuls 5 % d’entre eux ne parlent pas la langue de la majorité. Idem pour les jeunes francophones de Moncton. Pourquoi donc 20 % des jeunes Anglo-Montréalais du même âge n’arrivent-ils pas à parler français ? Mystère.

Mais même parmi ceux qui entendent le français, des données indiquent qu’ils en font un usage à ce point modéré que le principe de la langue commune ressemble à un gruyère dont les trous sont plus grands que le fromage.  Les dernières données de l’Office québécois de la langue française, qui datent de 2014, nous apprenaient que parmi la population anglo-québécoise, 74 % ne lisent pas de quotidiens francophones, 82 % ne syntonisent pas de radios francophones, 86 % n’écoutent pas de chansons francophones et ne lisent pas de livres ou de magazines en français. En outre, 90 % n’écoutent pas notre télé et 93 % ne visionnent pas nos films.

C’est mieux chez les Québécois issus de l’immigration. Les deux tiers d’entre eux affirment parler le français. Parmi ceux-là, on en trouve quand même le tiers qui ne lisent ni livre ni revue en français, 40 % qui boudent la télé et le cinéma francophones, 50 % qui ne lisent pas les quotidiens et 53 % qui n’écoutent pas de chansons en français.

Il y a des moyens à prendre pour faire vraiment du français la langue commune et pour partager plus largement la richesse de la culture québécoise. Ils ne passent ni par les incantations de la CAQ en matière d’immigration et d’éducation ni par le jovialisme linguistique dont on revoit des signes dans les gazettes. Le temps ne joue pas pour nous. Ottawa non plus.

jflisee@ledevoir.com ; blogue : jflisee.org

À voir en vidéo