La dépossession

Bouvard et Pécuchet, les deux idiots bien de leur temps que rend vivants Gustave Flaubert, ambitionnaient de tout connaître du monde. Dans cette perspective, ils étaient certains de pouvoir se former au mieux par eux-mêmes, confiants de n’avoir pas besoin de maîtres, mais tout au plus de quelques pistes à suivre. Cependant, est-on jamais capable de s’éclairer soi-même lorsqu’on n’a pas même appris, au préalable, à distinguer ne serait-ce que la différence entre le jour et le soleil mourant ?

Dans leur joie de s’instruire sans méthode, Bouvard et Pécuchet se demandaient comment, plongés dans des ouvrages placés n’importe comment sous leur nez, ils n’avaient jamais entendu parler auparavant du « fameux Canadien de Beaumont ».

L’homme en question, auquel Flaubert fait référence dans sa célèbre satire, était un trappeur né au Québec, du côté de Berthier. Il avait pour nom Alexis Bidagan, dit Saint-Martin. Il devint, malgré lui, une célébrité à la suite d’un accident de chasse où il passa bien près de laisser sa vie. L’accident en question, par bien des côtés, avait les allures d’un meurtre manqué. Mais qu’importe.

À Michilimakinac, au Michigan, ce vieux poste de traite, le coureur des bois Saint-Martin reçut donc un coup de fusil à bout portant. Il aurait dû en mourir. Touché à l’abdomen, il perdit beaucoup de sang. La mort vint pour le prendre, mais il ne la laissa pas faire. Cependant, sa plaie ouverte, épouvantable, ne se referma jamais.

Un médecin étasunien, habitué des boucheries sans nom de la guerre de Sécession, informé de ce sort si particulier de la nature fait à Alexis Saint-Martin, en fit son cobaye afin de concrétiser ses aspirations à la gloire scientifique. Le Dr William Beaumont, durant des années, tint le trappeur à son entière disposition, le payant pour pouvoir farfouiller à volonté dans son estomac, accessible par l’entremise de la fistule causée par le coup de fusil. Ses expérimentations firent le tour du monde, comme en donne à preuve l’œuvre de Flaubert.

Ainsi le Dr Beaumont se livra-t-il à des expérimentations diverses sur le système digestif, comme le raconte, dans une forme à demi-romancée, l’ethnologue Serge Gauthier, dans un livre qui vient de paraître aux Éditions Charlevoix.

À sa mort, survenue à l’âge honorable de 86 ans, ce cobaye malgré lui qu’était Saint-Martin faisait encore l’envie de savants américains, lesquels voulurent s’emparer de sa dépouille. Le corps fut caché par la famille, du moins jusqu’à ce qu’il se trouve dans un état de putréfaction assez avancé pour ne plus pouvoir être utile qu’à des armées de vers. Les restes du malheureux furent ensevelis dans un coin du cimetière de Saint-Thomas, près de Joliette, où l’on en perdit toute trace. La descendance de Saint-Martin grandit dans l’ignorance de ce qu’il avait été.

Y a-t-il pire dépossession de soi que de se trouver avalé par l’ignorance ?

À Sudbury, on a appris ces jours derniers la disparition, ni plus ni moins, de l’Université Laurentienne. Les deux tiers des programmes en français ont été passés par-dessus bord. Des savants se penchent depuis sur ce cadavre encore chaud. La dissection des événements ne promet pas néanmoins de redonner vie à cette institution.

L’Université Laurentienne s’est prévalue de mesures de protection juridiques, du genre de celles évoquées d’ordinaire par les compagnies en faillite. Lestée de chiffres, elle a fait ses comptes à bon compte en larguant sa mission première : l’éducation. Devant un tel échec de la raison au nom de prétentions managériales, ne restera-t-il bientôt à la population française du nord de l’Ontario que l’option de s’éduquer la tête de travers, c’est-à-dire à la manière de Bouvard et Pécuchet ?

En plusieurs endroits, l’éducation apparaît sur la voie de n’être plus envisagée que comme une affaire comptable. Il y a deux ans, le recteur de l’Université Laurentienne, Pierre Zundel, faisait des siennes pour torpiller le projet d’enseignement d’une nouvelle université française installée à Toronto, rapporte Radio-Canada. Le vent tourne et voici que son université se trouve renversée. À chacun sa petite galère, pourrait-on croire, et au diable les perspectives d’ensemble.

Quand certains plaident que l’éducation coûte trop cher, au point de trouver de bonne santé de fermer une université ou d’en juguler d’autres, a-t-on seulement pensé à demander à ces beaux esprits d’évaluer les coûts engendrés par l’ignorance ?

Pendant longtemps, les jésuites envoyaient en pénitence leurs têtes fortes à Sudbury, aux confins de leur empire. François Hertel, le maître de la génération de Pierre E. Trudeau, celui à qui René Lévesque a sans doute emprunté la notion alambiquée de « beau risque », s’y est un jour retrouvé. Ce qui a achevé de convaincre ce curé de défroquer.

J’ai enseigné l’histoire là-bas. Des contingents d’étudiants, venus de tout l’ouest du Canada, y débarquaient. Ils avaient la particularité commune, très souvent, d’ignorer pourquoi ils s’y trouvaient réunis, loin de chez eux, dans cette université qui allait pourtant de pair avec leurs origines populaires et avec un certain malaise identitaire. Si Louis Hémon était venu mourir dans cette région, beaucoup de Franco-Canadiens espéraient pour leur part y trouver des raisons de vivre.

Lorsque je suis arrivé sur les bords du lac Ramsey, la flore n’avait pas encore tout à fait récupéré le terrain perdu par des années de fumées toxiques projetées par les hautes cheminées des mines de nickel. En certains coins, on se serait imaginé sur la Lune. Une légende menteuse racontait d’ailleurs que les astronautes de la mission Apollo étaient venus s’entraîner à Sudbury à cause de cela.

Les Franco-Canadiens ne vivent pas sur la Lune, même si le Québec a parfois tendance à les tenir pour des satellites éloignés. Aussi est-il du devoir du Québec de contribuer à ramener Ottawa et Queen’s Park sur terre, du moins lorsqu’il est question de l’éducation de nos sœurs et de nos frères.

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