Un été plombé

Prendre la parole n’est qu’une moitié du chemin. L’écoute fait aussi partie du processus de guérison. Ici, un message laissé aux petites filles retrouvées mortes d’Amélie Lemieux.
Photo: Francis Vachon Le Devoir Prendre la parole n’est qu’une moitié du chemin. L’écoute fait aussi partie du processus de guérison. Ici, un message laissé aux petites filles retrouvées mortes d’Amélie Lemieux.

On aura connu plus léger comme été, cela tient de l’euphémisme. Hier soir, je me suis couchée avec le livre du psy Marc-André Dufour Se donner le droit d’être malheureux et celui de la bédéiste Emma Des princes pas si charmants.

Ce n’était pas mon intention de faire des cauchemars, je le jure. Je devais vous parler de biquettes et de semences aujourd’hui ; je désirais apaiser ce zeitgeist plombé d’après-COVID déjà pas très folichon. Mais cela aurait été tomber à pieds joints dans l’étang stagnant du déni. Encore. C’est sur le silence et la banalisation que se construisent les drames, les infanticides, les troubles anxieux de victimes d’agression, tout ce qui déferle ces jours-ci sur la toile de fond de la Toile et à la une des médias, ponctué d’excuses faiblardes et de repentis de lendemains de brosse.

Ce qui m’a fait changer d’idée ? Ce statut FB d’une amie de longue date sur son oncle qui l’a agressée sexuellement durant son enfance. C’est la première fois qu’elle en parlait cette semaine après 50 ans de silence, de tabou, de culpabilité et de séquelles invisibles.

C’est le lot de bien des agressées. Et la plupart sont tentées de banaliser l’impact pour pouvoir continuer à vivre avec le spectre, une ombre sur leur joie, une couche de suie sur l’âme et parfois même en entretenant des liens avec l’agresseur. Malheureusement, le danger est que l’histoire se répète ailleurs faute de frein d’urgence appliqué à temps. On sème des victimes grâce au silence complice.

Le pouvoir de la parole est peut-être une bonne alternative à la parole de pouvoir

 

Je reviendrai une autre fois sur cette vague de dénonciations d’agressions sexuelles. Mon amie n’a pas nommé son tonton pédophile, un octogénaire qui a fait plusieurs éclopées. Elle a simplement soulagé son cœur, un peu. En ce moment, je constate que, pour certains, celles qui parlent sont désignées comme des bourreaux ou des exhibitionnistes. L’odieux est porté par le messager, notamment la messagère.

Le désaveu de notre système de justice (bien patriarcal et bancal) choque et la prise de parole aussi. Ces femmes devraient continuer à cultiver la honte et des sourires sages entre leurs plants de tomates et de basilic.

« Je vous aime à l’infini »

Se taire ne semble plus une option. Pour Amélie Lemieux, la maman éplorée des deux fillettes retrouvées mortes à Saint-Apollinaire, la prise de parole a plongé le Québec en état de stupeur, de tristesse, voire de détresse pure et simple, ou de rage. Certains ont critiqué les médias pour leur voyeurisme alors qu’au contraire, cela a peut-être permis à une majorité de gens de communier avec cette femme et sa famille dévastée. Nommer libère. J’ai pensé à elle en pleurant et l’ai serrée mentalement dans mes bras si fort.

J’ai toujours estimé que les enfants appartiennent à tous, à la communauté. Ses « princesses » étaient aussi les miennes, les nôtres. Comme beaucoup de gens l’ont écrit, j’aurais voulu la soulager de sa peine, la porter un peu avec elle, l’aider à envisager l’absence. J’ai pensé à mon amie L, qui a perdu sa fille de 14 ans il y a trois étés, en juillet. On ne se remet jamais de cela, de cette présence en creux, mais en parler peut aider. Et l’écoute, c’est l’autre moitié du travail :

There is a crack in everything, that’s how the light gets in

 

« La règle de base de la rhétorique ancienne est l’écoute. C’est la moitié de la parole. Et c’est cette écoute qu’il faut reconstruire. C’est par elle que commence la parole. On demande à l’autre ce qu’il pense du sujet dont nous voulons lui parler et, ensuite, on noue un dialogue. S’il n’y a pas d’écoute préalable, on se contente d’asséner des choses », disait l’anthropologue de la parole et de la violence (ça existe !), Philippe Breton, au sujet de la parole publique.

Écouter ce que les victimes ont à dire. Et accepter de faire le travail douloureux de la parole.

Dans son essai Se donner le droit d’être malheureux, le psy Marc-André Dufour démontre combien se montrer vulnérable peut être impossible dans une société qui valorise la performance et l’apparat (surtout avec l’avènement des réseaux sociaux). Et comme il l’expliquait en entrevue à la radio cette semaine, les hommes ne parlent en général qu’à leur conjointe. Lorsqu’il y a séparation, ils perdent tout leur réseau de soutien.

Les cercles de parole

 

Les lignes de Tel-jeunes et LigneParents ont connu une explosion d’appels depuis l’alerte Amber pour retrouver les petites filles de Saint-Apollinaire, mais aussi depuis le début de la pandémie, confinement oblige. Le besoin de parler, amplifié par la solitude pour plusieurs, n’a pas diminué, au contraire. Et on sait depuis longtemps combien les groupes de parole entre victimes ou affligés de même nature peuvent aider. Le soutien entre personnes qui portent les cicatrices au même endroit est souvent plus facile ; certaines choses se passent d’explication ou résonnent davantage.

Pour le psy Marc-André Dufour, ne pas reconnaître la douleur, et tenter de l’ignorer équivaut à essayer d’éteindre un feu avec de l’essence. On ajoute du déni à une émotion désagréable, ce qui amplifie la détresse.

Oh ! Bien sûr que la parole dérange. Elle a ce pouvoir de purger en ouvrant des blessures. Et c’est pourquoi le fameux silence masculin (et parfois féminin, même si culturellement, nous sommes plus enclines à nous confier) peut être si toxique. « À long terme, les gens ne gagnent jamais à la fuite d’eux-mêmes », écrit encore Marc-André Dufour.

Devant l’avalanche de dénonciations (ou d’infanticides récurrents), on dit toujours « Un si bon gars ! Jamais on ne se serait doutés. »

N’en déplaise aux partisans de la « Libarté ! », il y a pire que porter des masques en public. Il y a aussi en porter en privé.

cherejoblo@ledevoir.com

Joblog

Aimé Emma et son dernier album, Des princes pas si charmants. Après la charge mentale (sur laquelle elle revient), voici le sexisme bienveillant. Plusieurs hommes se demandent comment améliorer leurs rapports avec les femmes et de quelle façon briser les comportements toxiques et souvent inconscients. Emma, en féministe au regard aiguisé, met le doigt sur plusieurs bobos, mais dans la sphère plus subtile que celle des agressions physiques. Et même si cela se passe en France, ça s’applique chez nous aussi.

Écouté la discussion « Les dénonciations sur Instagram, le reflet d’un système de justice déficient ? » chez Stéphan Bureau cette semaine entre le chroniqueur Yves Boisvert, la professeure de droit Rachel Gagnon et la sociologue Sandrine Ricci soulignant qu’il y a une dimension d’intérêt public et de solidarité (et de quête de reconnaissance que ne permet pas le système judiciaire actuel) dans ces mouvements de dénonciations et que cela a mené à des enquêtes policières ultérieurement.

Apprécié le sourire induit par l’humoriste Catherine Éthier mercredi à Tout un matin au sujet des accusations et excuses publiques qui ont ponctué la semaine. Elle arrive à nous faire grimacer à 8 min 48 s en s’inspirant du mot « cave ». « Ils veulent penser. Ils veulent apprendre. Eille ! On vient de passer quatre mois enfermés chez nous à user nos cassettes des Filles de Caleb pis à user notre désarroi à pu savoir quessé faire de nos corps devant nos 37 casse-tête de paysages hivernaux québécois. Vous n’avez pas eu assez de temps, de t’ça, pour réfléchir ? » bit.ly/2ZuTgQy

Je voudrais voir la mer

Un jour, j’ai grimpé les marches du phare de Cap-des-Rosiers avec mon B de quasi deux ans dans le porte-bébé, sur le dos de son père.

Rendus en haut, la chanteuse Sylvie Tremblay a chanté cette chanson a cappella dans la cage d’escalier. Tout le monde, les visiteurs français aussi, se sont arrêtés de respirer. J’ai ouvert une des lucarnes, et j’ai laissé une partie des cendres d’Alban, mon grand-père capien, natif de l’endroit, s’envoler vers le large.
 

C’était simple et beau (et haut).

Un touriste a dit à Sylvie : « Vous devriez faire carrière, mademoiselle. » Alban devait rire. Les Gaspésiens aiment rire.


Chaque fois que je l’entends, je retourne là, dans le phare le plus haut du Canada.


Juste pour la beauté de cette chorale. Et ce que cette musique me rappelle. Merci DivertiSon !

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.



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