Sur la route des évacués du Donbass

Photo: Adrienne Surprenant / MYOP L’équipe de volontaires de la Croix-Rouge dirigée par l’Ukrainien Taras Didenko transportait Emma, 83 ans, blessée à la hanche, jusqu’au train médical de Médecins sans frontières à Pokrovsk, en Ukraine, jeudi dernier.

Dans la cour d’un hôpital de Bakhmout, des soldats avachis se sont posés là où ils le pouvaient : sur les marches dégradées, au pied d’une rambarde rouillée. Une cigarette au bec, ou profitant simplement de la fraîcheur de l’ombre, soucieux, un bandage sur l’œil ou à la main. Ils forment un décor pictural : celui de la guerre qui se déroule, cruelle, sur le front d’environ 500 kilomètres de long qui scinde le Donbass. Une guerre d’artillerie qui détruit la vie de soldats et de civils de manière indiscriminée. Fin mai, le président Volodymyr Zelensky avouait qu’entre 50 et 100 soldats de son armée y perdaient la vie chaque jour.

Sont stationnées là quelques voitures et ambulances militaires vert foncé. Suivent cinq véhicules médicalisés de la Croix-Rouge, portes grandes ouvertes, prêts à l’évacuation de civils blessés par les bombardements, personnes âgées ou malades chroniques. L’ambiance est d’un calme moite. Seuls les tirs d’artillerie depuis les positions ukrainiennes cadencent les minutes qui passent.

Un quadragénaire dont les épaules carrées peinent à entrer dans son gilet pare-balles écarlate, les bras tatoués comme un hipster, surgit. Il électrifie l’atmosphère. C’est Taras Didenko, chef d’équipe. Il est chargé des douze premiers répondants de la Croix-Rouge, dont il prend soin « comme de ses enfants ».

Photo: Adrienne Surprenant / MYOP Les membres de l’équipe de Taras Didenko ont tous accepté de venir au Donbass, une région de l’est de l’Ukraine, où des séparatistes prorusses et l’armée ukrainienne s’affrontent depuis huit ans.

Taras, qui porte fièrement le prénom d’un célèbre poète ukrainien, donne des ordres d’un ton militaire, mais avec une cordialité chaleureuse. Il aime profondément son équipe, composée par du bouche-à-oreille. Tous ont accepté de venir au Donbass, une région de l’est de l’Ukraine, territoire où des séparatistes prorusses et l’armée ukrainienne s’affrontent depuis huit ans. C’est là que se concentrent les combats depuis le retrait des forces russes des banlieues de Kiev, le 2 avril 2022.

Taras regarde sa montre. Le signal est lancé : en quelques minutes, neuf patients sont accompagnés de l’intérieur de l’hôpital, interdit aux journalistes, jusque dans les ambulances. Baignée par les rayons d’un printemps sordide, l’équipe leur sert un verre d’eau et prend leurs signes vitaux. Accroché à leurs pieds ou à leurs bras, un papier coloré indique leur destination.

Les gestes sont précis. Nombreux sont ceux dans l’équipe qui ont déjà travaillé en temps de guerre. Taras, lui, a commencé en 2014, au début de la guerre entre l’Ukraine et la Russie. « C’est cent fois plus dangereux aujourd’hui. La force de frappe est plus intense, et la guerre est globale », dit-il, évoquant l’aide humanitaire qu’il avait pu livrer huit ans plus tôt à Marioupol, ville côtière industrielle, martyre de l’artillerie russe et aujourd’hui occupée par les hommes du Kremlin. D’un revers de la main, il balaie l’air pour chasser sa peur : « Ce n’est pas le temps d’évoquer les moments difficiles. » Son sourire s’éteint un instant, laissant deviner l’horreur des blessures dont il a été le témoin lors de ces exfiltrations à proximité du front.

Bribes de joie derrière la peur

 

Il se retourne pour réprimander affectueusement une dame qui a une dizaine de points de suture à peine dissimulés sous sa chevelure blanche. Elle est venue à pied, seule, avec un sac de plastique presque vide à la main. « Il fallait nous attendre ! » lance Taras en rigolant, avant de l’aider à grimper dans l’ambulance.

La plupart des orphelins de Taras sont des personnes âgées isolées. Leurs familles ont déjà fui la région en proie à la guerre. Nadia est l’une de ces personnes. C’est sa voisine, Svetlana, 49 ans, qui a alerté la police, inquiète d’un silence prolongé. Après avoir forcé la porte de son appartement, elle l’a trouvée gisant sur le plancher, victime d’un accident vasculaire cérébral.

Aujourd’hui plantée avec conviction au milieu du carré d’asphalte brûlant, Svetlana s’enquiert de la santé de la vieille dame comme si c’était sa propre mère.

Yelena, 20 ans, la rassure. Cheveux roux, ce minuscule bout de femme semble prêt à tout. En mars, elle a même traversé des lignes russes pour évacuer des civils de Boutcha, en banlieue de Kiev, une ville aux rues aujourd’hui tachées de sang civil. « On nous a mis au sol, fusil à la tempe. Ils cherchaient des tatouages, examinaient nos doigts pour voir si on avait manié des armes. J’ai eu vraiment peur. Le viol, c’est ce qui me terrorisait le plus. »

Photo: Adrienne Surprenant / MYOP Taras Didenko (à gauche) est chargé des douze premiers répondants de la Croix-Rouge, dont il prend soin «comme de ses enfants».

Engagée depuis trois ans auprès de la Croix-Rouge, la jeune Kiévienne retrouve « un peu de joie humaine » en aidant les autres. Malgré l’attaque, fin mai, d’un autobus humanitaire où le journaliste français Frédéric Leclerc-Imhoff a trouvé la mort, Yelena continue d’effectuer son travail en dépit du danger. C’est son deuxième séjour de trois semaines près du front. « Après deux ou trois jours dans la région, on s’habitue psychologiquement, mais les premiers jours sont un peu stressants. »

Elle fait claquer la porte du véhicule et c’est le départ. Un peu moins de deux heures de route où les postes de contrôle forment les seuls obstacles ralentissant le convoi : les rues sont vides, la majeure partie des habitants ayant fui la région vers l’Ouest ukrainien ou vers les pays voisins.

Un train et des soins

 

Arrivée à la gare de Pokrovsk, Emma, 83 ans, allongée sur un brancard, esquisse un sourire édenté en rajustant son foulard : « Je suis vieille, mais gentille ! » Elle s’est blessée à la hanche au début de la guerre, mais elle n’a pu se faire soigner. Elle se laisse porter par les jeunes gaillards de la Croix-Rouge jusqu’au train qui la conduira à Lviv, capitale régionale d’un Ouest presque épargné par la guerre, qui accueille aujourd’hui des milliers de déplacés.

Photo: Adrienne Surprenant / MYOP Après des années de tree planting dans l’Ouest canadien, Stephen Davidson, 32 ans, a troqué le grand air pour le milieu médical. 

Volodymyr, appuyé lourdement sur une canne même s’il flotte dans ses habits élimés, se demande où il part. Personne ne peut lui répondre avec exactitude : certains malades descendront à Ternopil, d’autres à Lviv. Certains resteront en Ukraine, alors que d’autres pousseront l’exil jusqu’en Europe.

C’est le 25e train médicalisé affrété par Médecins sans frontières (MSF) depuis l’est du pays. Au total, 653 personnes ont pu faire ce trajet, soignées par une majorité d’Ukrainiens, dont beaucoup « sont déplacés eux-mêmes, jeunes et attentionnés », selon Stephen Davidson, 32 ans. Après des années de tree planting dans l’Ouest canadien, ce natif de Newcastle a troqué le grand air pour le milieu médical.

« Ce train, c’est une première pour Médecins sans frontières. Il est complètement adapté pour la situation ukrainienne », affirme-t-il. Depuis le début de l’invasion russe, le 24 février, l’espace aérien du pays est fermé et de nombreux aéroports et infrastructures ferroviaires ont été bombardés. Les Nations unies assurent qu’au moins 9394 civils ukrainiens ont perdu la vie. Les autorités ukrainiennes, elles, parlent de 22 000 morts rien qu’à Marioupol.

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