Une transition qui pourrait coûter au régime communiste cubain

Les Cubains ont de plus en plus de mal à croire au régime communiste, vieux de près de 60 ans. Avec leur nouveau président, les choses pourraient changer.
Photo: Agence France-Presse Les Cubains ont de plus en plus de mal à croire au régime communiste, vieux de près de 60 ans. Avec leur nouveau président, les choses pourraient changer.

Le philosophe politique et enseignant à l’Université de Montréal Christian Nadeau — son dernier livre, Georges Leroux. Entretiens, a été publié chez Boréal en 2017 — revient sur la transition du pouvoir en cours à Cuba et sur la justice transitionnelle à laquelle la société cubaine devra idéalement arriver un jour. 

Cuba change de Líder Máximo. Le nouveau président, Miguel Díaz-Canel, est un pur produit du système. Y a-t-il quand même des chances de réformes, voire de changements profonds du régime communiste ?

Dans l’état actuel des choses, j’en doute. En même temps, je ne serais pas étonné — et je ne veux surtout pas jouer les devins — que la force d’inertie propre au régime, étant donné sa longévité, soit fragilisée par le simple fait de la passation des pouvoirs. Des mouvements de contestation pourraient apparaître. Il suffirait d’un incident, comme ce qu’on a vu au cours du Printemps arabe, pour déclencher une révolte populaire. Un vendeur ambulant s’est immolé en décembre 2010 et des émeutes puis des révolutions ont fait tomber des dictateurs. Je ne connais aucun analyste sérieux qui pourrait vous dire que le Printemps arabe était inéluctable. Des éléments de contingence peuvent jouer un rôle très fort pour transformer les sociétés en situation de fragilité politique.

La transition serait donc menaçante ?

Machiavel disait que les périodes de transition posent de grands dangers aux républiques et il désignait par là les États. Deux forces opposées s’affrontent à ce moment charnière : les forces conservatrices qui cherchent à tout prix à empêcher la nouveauté et les éléments qui au contraire profitent de la nouveauté pour provoquer un véritable changement de paradigme. Machiavel dit que tout peut se produire à partir du moment où l’inertie est fragilisée. Au contraire, quand l’inertie est très forte, la stabilité semble plus assurée, comme si l’inertie se protégeait elle-même, d’une certaine manière.

Quels sont les signes d’ouverture à surveiller ?

Il faut surveiller les mouvements militants qui vont demander plus de transparence de l’État. Seront-ils complètement pilotés de l’extérieur, par exemple par les réfugiés qui vivent aux États-Unis ? Viendront-ils de l’intérieur de l’île ? Vont-ils refléter les préoccupations sociales ? Quand je suis allé à Cuba, je me souviens d’avoir parlé avec un Cubain qui me disait en gros que plus personne n’est communiste. Les gens ont beaucoup de mal à y croire, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’ils rêvent tous d’un régime de droite.

Peut-on parler d’un castrisme sans Castro ?

Certaines ouvertures ont été assez spectaculaires sous Raúl Castro. En tout cas, on ne les aurait pas imaginées il y a une vingtaine d’années. Est-ce pour le mieux ? Ça reste à voir. L’ouverture vers plus de relations avec les États-Unis, on peut s’en réjouir pour les activités économiques complètement exsangues. Mais les transformations pourraient relancer la corruption, la prostitution, etc. J’ai donc le sentiment que beaucoup de choses pourraient bouger sur le plan économique. Ça ne veut pas nécessairement dire — et l’histoire en est témoin — qu’il y aurait beaucoup de changements rapides en ce qui concerne le respect des droits et libertés.

Pourquoi ?

Les pressions pour libéraliser l’économie risquent d’être beaucoup plus fortes et n’auront pas besoin de s’accompagner de pressions pour faire respecter les droits de la personne. Je ne veux pas comparer les situations cubaine et chinoise, mais je vais quand même donner cet exemple : il y a eu une libéralisation économique en Chine qui n’a absolument pas entraîné une libéralisation sur le plan politique. On a d’autres exemples du genre, en Russie et ailleurs.

Comment doit se faire cette transformation politique alors ?

Il y a d’abord un défi constitutionnel. Si la volonté de transformation politique se manifeste, elle génère un travail de refondation des droits, mais aussi un travail pour le partage des pouvoirs. On voit mal comment peut être possible un respect des droits fondamentaux sans les conditions de base de la démocratie, par exemple le pluralisme politique. Pas seulement par le pluralisme des partis, mais aussi par la possibilité d’exprimer des opinions politiques. Il y a ensuite un défi mémoriel. La transformation ne peut pas se faire dans l’ignorance de ce qui s’est passé en gros depuis la prise de pouvoir de Castro. Qu’en est-il des exactions du régime, des exécutions de masse, de l’emprisonnement, par exemple des homosexuels ?

Bref, le pays a besoin d’une justice transitionnelle ?

Oui. Ce qu’on appelle justice transitionnelle suppose qu’un travail vers l’avenir est en même temps un travail vers le passé, et vice versa. Cette justice concerne le passage d’une société non démocratique à la démocratie après des épisodes de dictature, de guerre civile ou de guerre interétatique. Il y a différents modèles de justice transitionnelle. Le plus connu débouche sur des commissions de vérité et réconciliation, souvent critiquées d’ailleurs parce qu’elles voient la réconciliation dans une perspective moins politique que moralisante et que la vérité y est parfois rachetée par des amnisties. Une autre conception de la justice transitionnelle dit qu’il faut fermer les livres, juger les exactions dans la mesure du possible et repartir à zéro. Une autre encore développe une vision plus globale, celle que je défendais à l’instant, concernant le bilan du passé et l’ouverture sur les libertés fondamentales.



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