
Virus de croissance pour l’édition québécoise

Alors que les études s’accumulent pour démontrer les douloureux effets négatifs des mesures sanitaires sur tout le secteur culturel, l’édition québécoise, elle, connaît une hausse de croissance de ses ventes. Au point que le milieu parle tout bas de « petit miracle du livre d’ici » : 11 % d’augmentation des ventes de livres. Un joli virus de croissance, propagé grandement par le travail des libraires, virtuels ou vivants.
Microphénomène et anomalie heureuse : « notre monitoring de la librairie québécoise révèle que les ventes des cinq grandes catégories se portent plutôt bien en temps de pandémie », écrit Christian Reeves, directeur ventes et développement à la Société de gestion de la Banque de titres de langue française (BTLF), qui produit le palmarès Gaspard des ventes de livres. « En effet, notre panel […] affiche cette année, à la fin novembre, une hausse de 5,8 % » en argent sur l’an dernier pour la littérature, les livres jeunesse, les livres pratiques, la bande dessinée et les biographies. Les éditeurs québécois font encore mieux, en augmentation de 11,2 %, là où les ventes des éditeurs étrangers croissent de 1,2 %. Les cahiers parascolaires ont connu des hausses de vente très importantes, stimulées par la fermeture des écoles et par les parents désespérés en manque d’outils pédagogiques, mentionne de son côté Karine Vachon, directrice générale de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL). Les livres jeunesse ont aussi vu leurs ventes grossir.
Ces chiffres sont d’autant plus étonnants que l’année avait mal débuté. La fermeture des commerces et des librairies a provoqué « des ventes en chute libre de -65 % en avril 2020 comparativement à 2019 », poursuit M. Reeves. « Au pire de la crise, le retard annuel en librairie était autour de -25 % sur l’an dernier. C’est tout un rattrapage qui a eu lieu dans le monde du livre. »
Le livre à la télé
Les nouveautés de Kim Thúy, Ricardo, Pierre-Yves McSween ou Louise Penny sont de prévisibles locomotives, capables de hisser les ventes vers le haut. S’ajoutent aussi Kukum, de Michel Jean, et Les villes de papier, de Dominique Fortier, ayant remporté respectivement le prix France-Québec et le prestigieux Renaudot de l’essai, qui cartonnent en librairie. Et ce n’est pas qu’en raison des lauriers récoltés, mais beaucoup grâce à la télévision, croit Mme Vachon, où sont passés les deux lauréats. « Ça fait longtemps qu’on n’a pas tant parlé de livres à la télé, parce qu’il n’y a plus d’autres productions culturelles. À Bonsoir bonsoir ! ou à Tout le monde en parle, à Radio-Canada, on a reçu plus d’auteurs, parlé davantage de livres. Il y a longtemps qu’on discute dans le milieu de l’importance d’avoir une émission télé littéraire. Ça devient une évidence : on voit clairement l’impact concret. »
Société distincte, le Québec se démarque pour l’édition du Rest of Canada. Une étude récente de l’Association of Canadian Publishers (Association des éditeurs canadiens) révèle que près de la moitié des éditeurs anglophones indépendants du pays prévoient une baisse de leurs revenus de ventes d’au moins 40 % pour 2020 ; 10 % d’entre eux s’attendent à ce que cette chute atteigne les 60 %. Les ventes de livres ne vont pourtant pas si mal au pays. Mais la concurrence y est féroce, accueillant aussi les livres Made in USA. Les livres des petites et moyennes maisons d’édition, celles qui sont les pépinières des auteurs canadiens, n’ont pu tirer leur épingle du jeu.
Alerte rouge = guides de voyage dans le rouge
Et si on regarde le livre québécois à la loupe, des subtilités se trament dans les statistiques réjouissantes. « Tout n’est pas rose. Ça dépend des secteurs. On sait que, cette année, moins de titres ont été publiés », mentionne Karine Vachon. Un repli de la production qui frôle les 25 %, confirme à la BTLF Christian Reeves. « Ça veut dire moins de nouveautés, souvent parce que des éditeurs ont décalé la production d’une part de leur catalogue quand les imprimeries ont fermé au mois de mars », explique Mme Vachon. Les guides de voyage, on comprend pourquoi, se vendent beaucoup, beaucoup moins bien cette année, poursuit la directrice. Le théâtre aussi : les livres sont souvent achetés par les spectateurs — et beaucoup par des étudiants — qui ont d’abord vu les pièces sur scène. Pas de spectacles, moins de ventes. Et des points de vente comme les petites librairies que tiennent certaines salles de spectacle sont restés fermés.
La vie littéraire, elle, celle de la littérature vivante, est sur pause. L’effet de l’arrêt des salons du livre, rencontres d’auteurs, conférences en école, spectacles littéraires, soirées de poésie, festivals et autres lancements n’entre dans aucune statistique. Les observateurs consultés par Le Devoir s’inquiètent d’une perte de revenus parallèles importante pour les auteurs et les animateurs spécialisés. Certains événements se sont relevés en version vidéoconférence, mais souvent avec des programmations raccourcies. Et le chamboulement des fermetures du printemps dernier pourrait provoquer des retards sur les paiements de droits d’auteur et des redevances. Mais ces données-là ne sont pas comptabilisées. Ne reste donc pour l’instant que de bonnes nouvelles.