Le beau monstre de David Goudreault

Friand de biographies d’écrivain, David Goudreault tombe un jour sur une phrase qui le bouleverse. « Je suis fatigué de ce visage dégueulasse », lit-il dans La vie d’un homme (Boréal, 2011), biographie de Pierre Nepveu consacrée à Gaston Miron.
« De pouvoir produire autant de beauté dans un tel moment de détresse, d’une perception de laideur si grande, relève du génie. Un génie que j’avais peu retrouvé dans les biographies », confie le poète, slameur, romancier et travailleur social au bout du fil.
Germe alors en lui l’idée d’écrire le destin d’une poète de génie luttant contre un mal de vivre incurable. Et Goudreault créa Marie-Maude Pranesh-Lopez, Beauceronne née 100 ans après Apollinaire — tout comme l’auteur sherbrookois — d’une mère hondurienne et d’un père indien, en s’inspirant d’écrivains qu’il admire, parmi lesquels Miron, Ducharme et Gary.
« Marie-Maude, c’est une Frankenstein lumineuse, un beau monstre. Je serais même prêt à dire que c’est la femme que j’aurais voulu être. Elle me complète, c’est mon antithèse. Je sens que, dans les salons du livre, plusieurs la condamneront, la détesteront, mais moi, je l’admire. Elle a une soif de vie incroyable, mais en même temps, cette souffrance qu’on retrouve chez les grands génies. »
À personnage hybride, livre hybride. Ainsi Ta mort à moi se présente sous la forme d’une biographie en chantier comprenant des extraits du journal de Marie-Maude, des réflexions préparatoires du biographe, un pastiche d’une chronique de Richard Martineau et même une facture de Canadian Tire.
« Relire pour la huitième fois La vie devant soi me fait sentir tout petit devant Romain Gary autant que lire la biographie que lui a consacrée Dominique Bona me le rend humain, me donne envie de le prendre dans mes bras et de l’appeler mon frère. J’ai donc voulu présenter Marie-Maude par la biographie pour la rendre accessible, humaine, attachante. »
Comme il l’a démontré dans ses précédents romans, La bête à sa mère (2015), La bête et sa cage (2016) et Abattre la bête (2017), David Goudreault aime la langue française, aime jouer avec les mots. Grouillant de clins d’œil à ses écrivains fétiches, tant classiques que contemporains, Ta mort à moi dévoile au fil des pages la déclaration d’amour vibrante de l’auteur à la littérature.
Du ludique au tragique
« Je suis un passionné ; la littérature, c’est le seul amour qui ne m’a jamais déçu. J’ai fait le choix d’y aller à fond de train, avec u peu le risque que ça puisse ressembler à un étalage de culture. J’ai fait plein de clins d’œil dans la trilogie de la bête, mais c’était un peu cabotin. Là, j’y suis allé au point où je pense que je n’y reviendrai pas dans mes prochains projets. »
Pour moi, la fiction sert à parler de la vérité et de la réalité, sinon je n’y consacrerais pas autant de temps
S’il ne porte pas son chapeau de travailleur social lorsqu’il écrit, David Goudreault admet tout de même que ce métier nourrit ses fictions : « Pour moi, la fiction sert à parler de la vérité et de la réalité, sinon je n’y consacrerais pas autant de temps. Ma carrière de travailleur social m’amène un sentiment d’utilité que j’ai besoin de retrouver à travers la littérature. Même si j’écris de la fiction, j’ai besoin de parler de choses concrètes qui résonnent pour moi et de vraies questions que je me pose. »
Au-delà de cet amour pour les lettres, on retrouve dans ce roman où plane la mort – celle du petit Victor-Hugo, jumeau de Marie-Maude, celle de la poète, celle du couple Pranesh-Lopez – un amour pour l’être humain, de même qu’une empathie pour son prochain qui dérive.
De fait, à travers les aventures rocambolesques de Marie-Maude au sein d’un gang criminel en Asie, les croyances folles de son père et les bouchons de circulation que crée sa mère (qui semble vouer un culte à Yves Désautels), David Goudreault aborde le deuil, la dépression, le trouble de l’attachement, le suicide.
« Le paradoxe de ce livre-là, c’est que je crois à la résilience. En tant que travailleur social, j’ai accompagné des gens le plus loin possible dans la résilience. Un de mes bons amis s’est suicidé, et ça a été extrêmement douloureux pour moi. Il y avait quelque chose de surnaturel dans le fait que mon ami est passé à l’acte. J’avais besoin à ce moment-ci de ma carrière de rappeler que nous ne sommes pas tous résilients : chaque année, dans le monde, il y a un million de suicidés. La vie est très dure et il faut garder un regard bienveillant sur ceux qui ne s’en sortiront pas. »
Hommage aux génies
Parmi les auteurs à qui il rend hommage, le biographe narrateur, dont on ne connaîtra que très tard la véritable identité, rappelle que plusieurs ont commis l’irréparable, tels Woolf, Mishima, Aquin, Arcan : « Si les meilleurs d’entre nous, les plus grands esprits, nos génies créateurs en viennent à se suicider, que valent nos vies, à nous ? » écrit-il. À Oublila, enfant unique de Marie-Maude, David Goudreault fera dire : « Pour les génies, le suicide, c’est une mort naturelle. »
Manquons-nous de bienveillance envers nos génies ? « Je pense que les génies se célèbrent mieux morts. Les génies dérangent un peu et au Québec, pour le meilleur et pour le pire, on n’aime pas le conflit, nos révolutions sont tranquilles… Même si on a eu en politique, en littérature et en peinture des génies qui nous ont tirés vers le haut, peut-être qu’on a peur de nos génies au Québec. Le Québec est un personnage complexe : je crois qu’on est un peuple à la fois courageux et peureux. »
Enfant déjà, Marie-Maude souffrait d’une inextinguible soif d’absolu, une urgence d’enluminer la routine pour rendre le quotidien supportable. Le monde étant ce qu’il est, elle ne pouvait l’extraordinaire qu’en elle-même. De feu de paille en feu de paille, à chercher des incendies, elle a tout enflammé autour d’elle.
La bête humaine
Ta mort à moi
★★★1/2
David Goudreault, Stanké, Montréal, 2019, 338 pages
Pour savourer cette offrande de David Goudreault, il faut avoir envie de jouer avec lui, d’accepter les ruptures de ton et de se perdre dans les dédales de ce foutoir savamment désorganisé où un biographe anonyme retrace le palpitant et funeste destin d’une brillante poète. Tour à tour antipathique et pathétique, cette dernière paraît être une lointaine cousine de la bête des précédents romans. Certes, le trait est parfois gros, les situations, tirées par les cheveux et à tout moment l’ensemble risque de crouler sous les références littéraires. Pourtant, la magie opère. Alors que le romancier jongle comme un forain avec les mots, se plaît à semer de fausses pistes, célèbre un Québec métissé et décomplexé, il transforme le tout en un bouleversant roman familial. Derrière toute la fulgurance qui se déploie dans le désordre des chapitres et des notes éparses, Goudreault garde le cap et livre une radiographie empreinte d’humanisme d’âmes en détresse où se profile le souvenir ému de grands écrivains.