Parfum de cèdre, parfum de Rose

Elle s’est pointée à notre rendez-vous des patins sur l’épaule. Aurait-elle fait le trajet sur roues alignées en plein centre-ville bouchonné, elle qui semble bien rouler sa bosse à bonne allure ? Mais non, elle venait simplement d’en faire aiguiser les lames, couvertes d’un tissu. C’est que l’auteure Ann-Marie MacDonald touche du hockey dans une équipe féminine à Montréal. « Sans obligation de performance, tout de même ! » précise-t-elle.
Ce loisir lui permet manifestement de s’aérer l’esprit, entre ses devoirs de mère au foyer et de présence auprès de parents vieillissants. Des impératifs qui l’avaient poussée à mettre sa carrière en veilleuse le temps que grandissent les enfants, et ainsi de laisser sur la glace la réalisation de son petit dernier, L’air adulte. Dans lequel l’héroïne, Mary Rose MacKinnon, auteure de livres jeunesse, fait une pause professionnelle pour s’occuper des bambins. Et se trouve en instance d’écrire son troisième bouquin…
« Je n’ai réalisé que plus tard l’analogie des situations, dit-elle. C’était probablement inscrit dans mon inconscient, comme bien des éléments qui finissent par construire une oeuvre. »
Ann-Marie MacDonald se consacre rituellement à de longues recherches avant de se mettre à la page. Cette fois, cependant, pour déjouer la course du temps, elle s’est inspirée de son quotidien, son environnement, sa famille. Et d’elle-même.
Les ingrédients
« J’ai décidé de travailler avec mon propre moi, explique l’auteure dans l’une de ses envolées gestuelles, avec les “ ingrédients ” qui m’entourent. Comme on composerait un repas à partir de ce qu’il y a dans le frigo. » Ironie d’une décision : « Et j’ai pensé que ce serait plus facile. Au contraire, l’exercice a été plus laborieux à cause justement de ce plongeon dans mon intimité. » Un plongeon qui, pendant le peu de temps qu’elle avait pour coucher les mots, pouvait même perturber la concentration.
Mais, avec une intériorité aussi marquée, renonce-t-on à raconter une « histoire » ? À la fiction pure ? « Toutes les histoires impliquent une immersion individuelle. La ligne entre fiction et mémoire reste floue. C’est l’espèce de brouillard du processus créatif, dans lequel il y a toujours un mélange d’invention et de réel. Moi, comme artiste, je suis le canal. Le défi, c’est d’articuler ensuite les personnages pour les rendre universels. Ainsi, je devais me détacher de mon héroïne, pourtant calquée sur ma vie, pour la faire évoluer dans un univers parallèle, là, justement, où intervient le roman. »
Tenez, cette Mary Rose de L’air adulte, une grande anxieuse, stressée, angoissée, une hypocondriaque finie : « Elle est quand même typique de notre époque. Un peu extrême, mais elle existe. »
Le numéro 3
Ce livre, il lui « fallait » le réaliser. Et il y danse des bijoux de métaphores — comme d’ailleurs en entrevue. Sur la mammographie, d’un ton drôlement railleur, elle écrira : « la presse à paninis ». Le rire crépitant de sa petite Maggie ? Il « rappelle le son d’un paquet de Chiclets ». Alors que pleurer, c’est comme « vomir avec ses yeux ». Le style d’Ann-Marie MacDonald jette un défi aux traducteurs (voir l’encadré).
Le roman coule sur sept jours de vie quotidienne en 420 pages. Sept jours ? « Mine de rien, il se passe tellement de choses en 24 heures. J’avais envie de raconter l’histoire d’une femme pour qui tout semble mécanique de l’extérieur, mais qui bouillonne à l’intérieur. Derrière un “ Hello ! Ça va ? ” peut se cacher un drame, un grand bonheur, une tragédie grecque ! »
Un triptyque, donc. Ce numéro trois si symbolique dans plusieurs cultures et religions : « La Trinité, le triangle, la trilogie, c’est important dans la création artistique. »
Et maintenant ? « D’abord, la délivrance de la publication. L’écriture d’un livre exige une préoccupation de tous les instants, une relation profonde avec les personnages, puis il échappe à l’auteur, appartient aux lecteurs, mène sa propre existence. » Elle revient encore et encore sur cette libération.
En particulier pour L’air adulte, dont elle a achevé les dernières corrections parmi des boîtes de carton : « J’ai commencé mon roman dans un quartier de Toronto pour le terminer dans une maison vide à Montréal. La fin d’un cycle. Mon travail est terminé, ce n’est plus un projet personnel. »
Et d’y aller d’un clin d’oeil du temps. Toujours lui. « Je suis diplômée de l’École nationale de théâtre à Montréal. Et aujourd’hui, ma conjointe, mon épouse, ma partenaire — nous sommes mariées [comme Mary Rose et Hilary dans le livre…], mais il n’y a pas encore de mot pour ça, soupire-t-elle, — est de l’équipe artistique. »
À lire les oeuvres d’Ann-Marie McDonald, on la croirait dans une aisance de création. Un leurre de lecteur. « C’est très difficile pour moi d’écrire. Je peux pondre des milliers de pages qui ne verront jamais le jour. »
Délivrée, l’auteure ? Peut-être pour jouer plus souvent au hockey ! Mais, même après son éprouvante création, quelque chose nous susurre qu’elle n’a pas dit son dernier mot.
La tradition de la traduction
Le triptyque d’Ann-Marie McDonald amorce sa trajectoire en 1899 et nous mène jusqu’à aujourd’hui. Dès l’époque d’Un parfum de cèdre (Flammarion, 1999), alors que la tradition allait aux traducteurs de France pour les ouvrages de l’éditeur au Canada, l’auteure a insisté pour que la version française de son livre soit confiée à des Canadiens francophones.« La compréhension d’une oeuvre comporte des références culturelles autant que littéraires », dit-elle. La Franco-Ontarienne Lori Saint-Martin et le Québécois Paul Gagné ont ainsi transposé dans la langue des Tremblay ses trois romans, y compris Le vol du corbeau (Flammarion, 2004), et le tout récent L’air adulte.