Martin Luther King Jr., l’humanité d’une figure iconique

Afin de monter cette pièce écrite par une Afro-Américaine, la compagnie Jean Duceppe a lancé une «audition de traduction» auprès de nombreux auteurs noirs — dixit la metteuse en scène Catherine Vidal (à droite), pour qui il importait de s’entourer d’une équipe inclusive. Un critère essentiel? Edith Kabuya, la traductrice choisie, estime que cet aspect relève du «cas par cas» et dépend du degré d’ancrage de l’œuvre dans une culture précise. 
Photo: Adil Boukind Le Devoi Afin de monter cette pièce écrite par une Afro-Américaine, la compagnie Jean Duceppe a lancé une «audition de traduction» auprès de nombreux auteurs noirs — dixit la metteuse en scène Catherine Vidal (à droite), pour qui il importait de s’entourer d’une équipe inclusive. Un critère essentiel? Edith Kabuya, la traductrice choisie, estime que cet aspect relève du «cas par cas» et dépend du degré d’ancrage de l’œuvre dans une culture précise. 

Le 3 avril 1968, veille de son assassinat, Martin Luther King Jr. prononçait son inoubliable discours I’ve Been to the Mountaintop à Memphis. De cette ultime soirée, la dramaturge américaine Katori Hall a imaginé un tête-à-tête entre le grand leader des droits civiques et une employée de son motel, Camae, qui l’intrigue. Un étonnant dialogue, entre flirt, humour et, surtout, profonds débats.

Créée à Londres en 2009, la pièce Au sommet de la montagne comporte un revirement inattendu, qui fait basculer ce récit aux bases historiques. C’est entre autres ce « réalisme magique » qui a séduit Catherine Vidal : « Ça célèbre le théâtre, où tout est possible. » La pièce compose une riche partition pour interprètes. « C’est olympique, ce qu’ils ont à faire, et on est vraiment partis d’eux », dit la metteure en scène, en louant Didier Lucien, qui s’était imposé d’emblée, et Sharon James, qui s’est révélée en audition capable de tenir son bout face au flamboyant comédien.

Le duo jouera ce huis clos dans une recréation de la chambre 306 du Lorraine Motel, encastrée sur la scène ainsi resserrée de Duceppe.

 

Pour Edith Kabuya, qui a traduit Au sommet de la montagne, cette « pièce extraordinaire, très bien écrite » aborde surtout le « poids de porter l’humanité sur ses épaules, la pression d’être un porte-étendard, une figure publique extraordinaire, mais en étant une personne ordinaire. Pour moi, ces deux personnages reflètent notre dualité, ou notre rapport aux problèmes sociaux qu’on vit : comment nos actes peuvent avoir une influence, positive ou négative, sur ce qui se passe autour de nous, quelle est la meilleure façon de s’engager. Ce sont deux personnages, mais aussi deux points de vue ».

Camae confronte le pasteur. « Comme c’est sa dernière nuit, lui se remet en question. Il aurait pu avoir cette conversation avec lui-même. Mais la pièce lui donne un opposé, qui représente tout ce qui teste sa foi dans ce qu’il fait, ses convictions. »

Son interlocutrice interroge ainsi les méthodes de l’apôtre de la non-violence. « C’est comme si l’autrice avait recréé la conversation, qu’ils n’ont peut-être pas eue tout à fait », entre Martin Luther King et Malcolm X, le militant lui aussi tué à 39 ans, estime Catherine Vidal. « Camae dit : “toi et tes marches ; à quoi ça sert ?” Mais Katori Hall ne prend pas position. »

« C’est une question qui se pose encore aujourd’hui », ajoute la traductrice, en faisant référence au mouvement Black Lives Matter. « Est-ce qu’il faut manifester pacifiquement, ou la question de la casse, faut-il être un peu plus violent pour se faire entendre ? Qu’est-ce qui est mieux pour faire progresser les choses ? »

Traduire

 

Pour Edith Kabuya, scénariste (lawebsérie primée Utukku), autrice de six livres, dont la célébrée trilogie fantastique Les maudits, Au sommet de la montagne marque une première incursion au théâtre. Une « très belle expérience » bien qu’exigeante. « Mon premier défi, c’est que je voulais tellement rendre honneur au texte, que je n’osais pas prendre de liberté au départ : il était parfait ! Il y avait aussi un gros défi de langue. Les deux personnages ne sont pas de la même classe sociale, alors ils ont un niveau de langage différent en anglais. En français, ça se perdait, il fallait trouver cette différence d’une autre manière — mais ça passait plus que par la traduction, aussi par le jeu des acteurs. »

« On ne traduit pas une couleur », note l’écrivaine d’ascendance congolaise née ici, en rappelant que les Québécois noirs n’ont pas une langue commune. « II y a différents slangs. Alors, c’était de trouver par lequel passer. Quelles expressions utiliser, avec quel accent vont-ils parler ? »

En même temps, la traductrice devait prendre garde au « code-switching », cette tendance caméléonesque à « atténuer un peu sa façon de parler pour mieux s’intégrer quelque part », qu’elle pratique sans s’en rendre compte dans « tout [son] travail », quand elle sait que ses lecteurs seront blancs. « Parfois, c’est vraiment inconscient. Mais c’est un peu aussi une espèce d’instinct de survie. [...] Je vais vous parler avec un tel accent, mais avec mes amis, j’en ai un autre. Là, il a fallu que je me ramène à ces deux personnes noires, qui parlent entre elles et n’ont pas conscience d’avoir un auditoire, donc de revenir aux personnages, qui sont joués ici. Si Martin Luther King avait été québécois, comment parlerait-il ? Et de garder aussi leur côté américain. »

Afin de monter cette pièce écrite par une Afro-Américaine (une deuxième après Héritage), la compagnie Jean Duceppe a lancé une « audition de traduction » auprès de nombreux auteurs noirs — dixit Catherine Vidal, pour qui il importait de s’entourer d’une équipe inclusive. Un critère essentiel ? Edith Kabuya estime que cet aspect relève du « cas par cas » et dépend du degré d’ancrage de l’œuvre dans une culture précise.

Pour Au sommet de la montagne, elle juge qu’il était très important de bénéficier d’un traducteur afrodescendant. « Par contre, j’aimerais spécifier que je ne traduis pas une langue noire, mais de l’anglais au français. Donc, je peux traduire n’importe quoi. Mais pour cette pièce-là, ça n’aurait pas du tout donné le même résultat [avec un Blanc]. Ce n’est la faute de personne. Il y a là des référents culturels que je comprends. Par exemple, moi je sais c’est quoi aller dans une église noire », dit-elle en faisant allusion à une scène particulière. « Je pense que ça se serait perdu, parce qu’au Québec, la plupart des gens ont grandi dans l’église catholique. Ce n’est pas la même chose du tout ! » précise en riant la chaleureuse traductrice. Ajoutez que cette ouverture permet d’élargir le champ des artistes qui ont accès aux scènes.

Démythifier le héros

 

En exposant ses doutes, sa fatigue, sa vulnérabilité, ses failles, Au sommet de la montagne humanise le mythique King. « Sans enlever son caractère d’exception », elle montre ainsi qu’il n’est pas nécessaire « d’être une figure iconique pour porter une cause », que c’est à la portée de tous, explique Vidal.

Ce regard intime, voire parfois prosaïque (on aborde l’odeur de ses pieds), sur le courageux militant a semé la controverse lors de la production américaine. « Mais la dramaturge n’a jamais reculé, note Edith Kabuya. C’était son but, de le descendre de son piédestal, pour que nous, on puisse se reconnaître en lui. Et qu’on puisse se dire : moi aussi je peux faire changer des choses. On a la possibilité, tous, de prendre la parole et d’avoir un impact, petit ou grand, mais accumulé, ça change beaucoup de choses. »

La pièce dit que c’est à nous de prendre le relais afin de rendre le monde meilleur ? La traductrice opine. « Et je crois qu’elle ouvre une conversation à avoir. Nous, qu’est-ce qu’on peut faire ? Parce que ça résonne encore. Pour moi, en tout cas, on dirait que la pièce me parle d’aujourd’hui. Oui, le récit est en 1968. Mais ce sont des défis que je vis au quotidien tout le temps. »

Il s’agit de faire face à ces questions dont on tend à se détourner, disent en substance les créatrices. Comme celle du racisme. D’où la volonté, pour Catherine Vidal, de trouver une façon d’ouvrir un peu le spectacle sur ici à la fin, afin d’éviter « qu’on se conforte [en se disant] : ah, ça se passe aux États-Unis ».

Interrogées sur l’héritage de Martin Luther King, les deux artistes nomment son amour « radical » de l’autre. « On peut [contester] la haine, la violence, dit Edith Kabuya. Mais je pense que se présenter devant l’autre avec amour, tendre la main, ouvre davantage à l’unité collective que d’être tout le temps dans la confrontation. C’est la plus grande arme qu’on peut avoir entre les mains, l’amour. » Notre époque en a encore bien besoin…

Au sommet de la montagne

Texte de Katori Hall. Traduction d’Edith Kabuya, dans une mise en scène de Catherine Vidal. Au théâtre Jean-Duceppe, du 23 février au 13 mars.

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