
Sergeï Babayan: l’oiseau libre

À écouter la première partie du récital de Sergeï Babayan mercredi, dans le cadre du Festival Bach, je songeais à une anecdote qui m’a été rapportée de Todd Landor qui dirigeait au début des années 2000 l’étiquette de disques Vox. Cela se passait très précisément le 11 novembre 2002 à l’Académie des Arts de New York. Todd Landor avait loué un studio pour trois jours afin d’enregistrer un disque Chopin d’Ivan Moravec, mon « héros » pianistique, disque comprenant la 2e Sonate, la Berceuse, la 4e Ballade, la Fantaisie op. 49 et trois Mazurkas.
Le pianiste tchèque arriva le matin du 11 novembre avec sa petite valise remplie de ses instruments familiers pour fignoler le réglage du piano et après une petite séance se mit à enregistrer. En fin d’après-midi, avec un minimum de raccords, le tout était en boîte. « Mais j’ai encore le studio pour deux jours, nous avons fini et je n’ai presque aucun montage à faire », dit le producteur. « C’est normal, j’étais prêt ! » répondit laconiquement Moravec.
L’expérience Babayan, c’est cela. Ce musicien est « prêt » et ce qu’il nous livre en concert au moment où il le fait est la chose la plus précieuse au monde. La démarche est très souvent inattendue, les mondes qu’il explore renversent nos certitudes ou s’imposent avec évidence, mais c’est cela et ça ne pourrait pas être autre chose, car Babayan a pensé et digéré la musique qu’il joue.
Pour preuve, ces véritables coups de poignard de la rupture amoureuse de Chopin dans la Polonaise-Fantaisie op. 61, auxquels s’enchaînent telle une badinerie immatérielle les guirlandes de l’Impromptu no 1. Babayan souligne ainsi l’importance et en même temps la relativité de tout.
Un rituel
Une chose est très claire. Cette nouvelle venue de Babayan à Montréal a confirmé que ce pianiste fait partie des rares élus : ces artistes capables de nous transporter dans leur univers et de nous amener dans un autre monde. En matière de magie, on a évoqué dans cette catégorie Lupu, Schiff, Volodos, Sokolov. On réitère. En ce qui me concerne, dans le temps, je vois un lien avec Walter Gieseking et avec Ivan Moravec, même si ce dernier était plus cartésien. En ce qui concerne les sensations de concert, le seul d’Arturo Benedetti Michelangeli auquel j’ai eu la chance d’assister m’a donné ces sensations d’irréalité que j’ai pu vivre parfois mercredi soir.
Lors d’une première partie de plus d’une heure, faisant succéder Rameau et Chopin, Sergeï Babayan a commencé par une prouesse. Jouer Rameau est en effet une prouesse à la base. Jouer Rameau sur le piano de la salle Bourgie en est une bien plus grande. Mais faire ce que Babayan a réalisé sur ce piano-là, c’est remporter un rallye dans le désert en participant à l’épreuve en moissonneuse-batteuse !
À peine a-t-on remarqué quelque réticence mécanique dans Les Sauvages. Mais dès L’entretien des muses, nous avons eu une leçon sur le trille, alors que le Rappel des oiseaux a été d’une félinité et d’une finesse qui laissaient pantois. À partir de l’Allemande en si, profonde et équilibrée, le silence était total, le public médusé. Babayan avait gagné.
Le public a vraiment compris ce qui lui arrivait dans la partie Chopin. Comme Rameau, Babayan a conçu un bloc, enchaînement des six oeuvres diverses tirées de plusieurs recueils développant une « symphonie pianistique imaginaire ».
L’expérience est, là aussi, vertigineuse. Babayan fait penser à un oiseau, survolant à la fois les partitions, l’oeuvre de Chopin au complet et les barres de mesures. Il chante et danse dans les valses avec un élan irrésistible et hardi dans le rubato. Il plonge, en une transition géniale, du Nocturne op. 9 no 3 vers la Polonaise-Fantaisie. Surtout, il fait de la « folie structurelle » de cette Polonaise-Fantaisie le coeur de tout le dispositif et, donc, le miroir de sa propre démarche ou de sa propre « folie ».
Après cela, dans la seconde moitié du concert, Bach ne fait que tout confirmer : même procédé, même rituel d’enchaînements inattendus et lumineux d’oeuvres qui sortent grandies du traitement. Évidemment, contrairement à Jeremy Denk la semaine dernière dans les Goldberg, Babayan n’est pas un « mécanicien de la pensée » ; il agence les voix pour mieux chanter, pour rêver, pour voler.
Encore et toujours. Libre comme l’air.