L’éclipse médiatique royale

C’est ce qu’on appelle une éclipse médiatique mondiale. Le décès de la reine Élisabeth II accapare l’attention des médias à travers le monde depuis jeudi. Entre les émissions spéciales, les couvertures en direct, les images d’archives exclusives et les alertes mobiles incessantes, difficile d’ignorer le départ de la souveraine, qui risque de faire la une pendant encore plusieurs jours.

« Our hearts are broken », titrait en première page le quotidien britannique Daily Mail vendredi. « We loved you Ma’am », saluait le tabloïd The Sun, « Thank you », écrivait quant à lui le Daily Mirror.

Sans surprise, les journaux britanniques ont entièrement consacré leur première page à la reine vendredi, au lendemain de son décès au château de Balmoral, en Écosse, à l’âge de 96 ans. Un geste imité par la plupart des grands journaux du monde, de la France à l’Italie en passant par le Brésil, Israël et, bien sûr, les pays du Commonwealth.

Confirmant l’adage « une image vaut mille mots », une grande partie d’entre eux n’ont même pas pris la peine de trouver un titre accrocheur et ont plutôt mis le portrait de la reine en valeur, avec la simple mention de l’année de sa naissance et celle de sa mort.

Une demi-douzaine des principaux quotidiens du Royaume-Uni — dont The Times, The Guardian ou The Independant — ont ainsi remonté le temps en sélectionnant une photo signée Cecil Beaton, montrant la jeune Élisabeth II lors de son couronnement en 1953. Le quotidien français Libération et le magazine américain Time ont choisi une photo de 1968, aussi de Cecile Beaton, représentant cette fois la reine en toute simplicité dans un long manteau noir. On retrouve aussi à plusieurs reprises — notamment en une du Devoir — une photo prise par Toby Melville en 2007 montrant la reine de dos, les cheveux blancs, la couronne sur la tête.

« Humilité et sobriété sont vraiment les mots d’ordre. On utilise des titres courts, des photos léchées, qui rendent clairement hommage à la reine. On sent l’attachement profond à la Couronne, surtout du côté anglophone », fait remarquer le professeur de journalisme à l’UQAM Patrick White.

Photo: Daily Mirror

Une ampleur « sans précédent »

Instantanéité oblige, c’est jeudi que le bal des hommages a réellement été lancé, en direct à la télévision, à la radio et sur les plateformes numériques. À la minute où le communiqué de Buckingham Palace a officialisé la triste nouvelle, les médias de la planète ont interrompu leur programmation habituelle et les affectations du jour et ont envoyé des journalistes à Londres, où se dérouleront entre autres les funérailles.

C’est le cas notamment du diffuseur public Radio-Canada, dont les politiques prévoient un tel basculement en cas de disparition de « personnalités éminentes », dont celle de la reine. « Toutes les plateformes de Radio-Canada sont mises à contribution pour témoigner de l’impact du décès de la reine Élisabeth II sur les Britanniques et des événements protocolaires qui en découlent au cours des 10 prochains jours », a précisé son porte-parole, Marc Pichette.

Humilité et sobriété sont vraiment les mots d’ordre. On utilise des titres courts, des photos léchées, qui rendent clairement hommage à la reine. On sent l’attache-ment profond à la Couronne, surtout du côté anglophone. 

Mais ce n’est pas juste l’affaire du diffuseur public, souligne Patrick White. « Cette nouvelle, tout le monde veut la couvrir. En quelques minutes, tous les médias d’ici ont focalisé leur attention sur la mort de la reine. On a mis de côté le reste : les élections au Québec, la course à la chefferie du Parti conservateur du Canada, la COVID-19… C’est une éclipse médiatique mondiale d’une ampleur sans précédent. »

Surabondance de nouvelles

 

En effet, rien que dans la journée de jeudi, les neuf principaux médias francophones au Canada ont publié 130 articles au sujet de la reine Élisabeth II sur leur site Internet. Ce nombre exclut les doublons, c’est-à-dire un même article publié à plusieurs reprises dans différents médias. Il faut dire que l’événement était anticipé depuis des années ; c’est ce qui explique que La Presse, par exemple, a réussi à publier non pas un, ni deux, mais bien huit articles simultanément, quelque 15 minutes après l’annonce du décès de la souveraine.

Ce n’est pourtant pas le média numérique qui mène le bal sur la quantité totale d’articles publiés jeudi. Du matin à la tombée de la nuit, Le Journal de Montréal et Le Journal de Québec remportent la palme avec respectivement 34 et 32 publications sur le Web.
 


À l’annonce de son décès, les reportages ont retracé les moments marquants de sa vie et analysé son héritage. Ont suivi les hommages d’ici et d’ailleurs, de la classe politique comme culturelle, et les explications sur la transition vers le règne de Charles III.

Bien que certains trouvent la couverture journalistique de l’événement exagérée, ce n’est pourtant pas une simple lubie médiatique. Le nombre de recherches liées à la mort de la reine effectuées par les internautes québécois sur Google est sans commune mesure par rapport à celles faites sur les thèmes les plus couverts dans la dernière semaine, comme les élections québécoises, la guerre en Ukraine et la pandémie de COVID-19.
 

L’encyclopédie en ligne Wikipédia a également publié un gazouillis affirmant que la page Wikipédia au sujet d’Élisabeth II a été consultée 19,9 millions de fois, soit le plus grand nombre de consultations sur un même sujet en une journée.

Photo: The Guardian

Des critiques

 

Sur les réseaux sociaux, plusieurs n’ont pas tardé à exprimer leur exaspération devant cette éclipse médiatique, se sentant peu concernés par la mort de Sa Majesté. D’autres ont critiqué vivement le fait que son règne soit décrit comme un long fleuve tranquille, et que soient passés sous silence l’emprise coloniale britannique et les multiples polémiques ayant secoué la famille royale ces dernières décennies.

« Comme chaque fois qu’une personnalité importante meurt, les premiers reportages se limitent souvent à faire des bilans positifs, à raconter son histoire et à vanter ses vertus. Il va falloir quelques jours avant que les critiques et les remises en question prennent plus de place dans nos médias », croit le professeur White. Il fait d’ailleurs valoir que les médias québécois ont particulièrement été prompts à se demander ce qu’il adviendra du rôle de la monarchie au pays.

Méthodologie

Le Devoir a compilé 1194 articles publiés en français au Canada le jeudi 8 septembre 2022, jour du décès de la reine Élisabeth II, à l’aide du News API d’Event Registry, une plateforme qui utilise l’intelligence artificielle pour suivre l’actualité. Seuls les articles publiés par les neuf principaux médias canadiens francophones en ligne, soit Radio-Canada, Le Journal de Montréal, Le Journal de Québec, La Presse, Le Devoir, L’Actualité, Les Affaires, Journal Métro et Le Soleil, ont été pris en compte.

Les statistiques brutes du nombre de recherches sur Google ne sont pas disponibles. Le géant du Web attribue plutôt un indice, sur une échelle de 0 à 100, qui correspond à la popularité d’un mot-clé par rapport à l’ensemble des recherches. Nous avons observé les tendances liées aux termes « élections », « COVID », « Ukraine » et « reine » au Québec au cours de la dernière semaine.



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