«Deliverance»: la nature du cauchemar

La série A posteriori le cinéma se veut une occasion de célébrer le 7e art en revisitant des titres phares qui fêtent d’importants anniversaires.
En 1972, le mouvement hippie et son proverbial retour à la terre étaient toujours très en vogue, trois ans à peine après le festival de Woodstock. Un peu partout, on scandait les slogans « Faites l’amour, pas la guerre » et « Flower power ! ». D’où, en partie, l’électrochoc que produisit le film Deliverance (Délivrance), sorti le 30 juillet de cette année-là. En effet, dans ce récit de quatre citadins qui ne ressortent pas indemnes, loin de là, d’un périple en canoë, la nature n’a rien d’idyllique. Cinquante ans plus tard, Deliverance n’a rien perdu de sa terrible puissance.
Les protagonistes se prénomment Lewis, Ed, Bobby et Drew, et ce sont des hommes d’affaires d’Atlanta. Deux d’entre eux seront blessés, un troisième souffrira aux mains de montagnards en rut et un quatrième périra.
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Tous les textes de la série «A posteriori le cinéma»Le film est basé sur un roman de James Dickey, connu et célébré jusque-là comme poète, qui écrivit le scénario de l’adaptation cinématographique. Gros succès lors de sa publication en 1970, l’ouvrage atteste le pouvoir d’évocation de l’auteur :
« La nature se dépliait dans le silence. Je me dis que c’était le moment d’avoir peur, et la peur vint aussitôt. Ce qui me saisit le plus, ce fut la magnifique impersonnalité du paysage ; je n’aurais pas cru qu’elle pouvait me frapper ainsi tout d’un coup, ni avec une telle force. Ce silence et ce bruit du silence n’avaient rien à voir avec nous », peut-on lire, justement, au sujet de cette nature que les protagonistes croient à tort pouvoir dominer.
Origines autobiographiques
Le roman aurait des origines autobiographiques. Personnage — sans mauvais jeu de mots — plus grand que nature, James Dickey possédait un côté aventurier et avait effectué de telles odyssées en canoë. Dans un article de 2012 du Men’s Journal, Doug Woodward, qui fut conseiller technique pour les séquences de canoë ainsi que cascadeur pour certaines scènes, se remémore en ces termes une soirée en compagnie de James Dickey et de quelques amis de ce dernier :
« Dickey était une figure imposante, et sa présence remplissait la pièce. Mais c’était bien plus que physique. Une aura mystique l’entourait — des choses cachées, peut-être sinistres —, qu’il aimait entretenir. Il y eut des références au voyage en canoë que lui et [Lewis] King avaient fait des années auparavant avec un autre ami proche, Al Braselton. »
Impressions et souvenirs qui auraient, en partie, inspiré le roman Deliverance.
« Dickey ne décrivit pas les détails de ce voyage, poursuit Woodward. Avec un sourire entendu, il dit simplement : “Il y a beaucoup plus de vérité dans l’histoire [de Deliverance] que vous ne le pensez.” »
Cette expédition en canoë avait eu lieu sur la rivière Coosawattee, dans le nord-ouest de la Géorgie :
« La vérité imitant maintenant étrangement la fiction, la Coosawattee était en train d’être endiguée et la vallée derrière elle se remplirait lentement au cours des deux prochaines années, noyant toutes les traces de l’histoire de ces vies autrefois liées à la rivière. »
Lewis King, co-convive et équipier jadis, en dit ultérieurement davantage à Doug Woodward.
« Sur ce que nous en sommes venus à considérer comme les faits de ce voyage fluvial, à présent évanouis dans la nuit des temps… Premièrement, [King] souligna : “Vous pouvez penser que le sud des Appalaches est maintenant sauvage, mais dans les années 1930 et 1940, ce pays était vraiment sauvage. Un homme qui était perçu comme une menace pour les montagnards pouvait tout simplement disparaître, de façon permanente”, déclara-t-il. “Le meurtre a toujours été une option viable, car peu d’étrangers allaient fouiner dans ces forêts à la recherche de l’homme disparu.” »
Pour le compte, c’est cette idée d’un barrage venant soudainement contenir, et donc dompter, une rivière qui plut le plus à John Boorman (Excalibur) — bien davantage que les mésaventures des protagonistes. Alors jeune cinéaste anglais installé à Hollywood, Boorman jeta son dévolu sur le roman après qu’un ami lui en eut recommandé la lecture. Dans un documentaire sur la production du film, le réalisateur explique :
« Mon intérêt divergeait peut-être de celui de Dickey. Dickey appartient à cette tradition sudiste du survivalisme ; de l’homme américain contraint de survivre dans les bois. Pour moi, le fait que la rivière [de l’histoire] allait être détruite constituait un fantastique symbole des tentatives de l’homme pour conquérir la nature. »
Production mouvementée
Jon Voight, Burt Reynolds, Ned Beatty et Ronny Cox furent choisis pour les rôles principaux. Entre insouciance, désinvolture et arrogance, voici donc Ed, Lewis, Bobby et Drew, respectivement, lancés à leur insu au coeur des ténèbres.
Tourné en Géorgie, le film connut une production, à l’instar de la rivière qui inspirait tant Boorman, mouvementée. Ivre, James Dickey fit un jour irruption sur le plateau et, courroucé que John Boorman eût réécrit ses dialogues, il lui cassa le nez. Les deux hommes n’en devinrent pas moins proches amis par la suite.
Warner Bros. avait alloué un budget de 2 millions de dollars, une faible somme étant donné que le tournage se faisait in situ, loin des studios et de Los Angeles. Aussi entreprit-on de réduire les coûts de production. À titre d’exemple, les acteurs acceptèrent non seulement d’effectuer la plupart de leurs cascades, mais aussi de procéder sans être assurés : Burt Reynolds faillit se fracasser le crâne et Jon Voight gravit au péril de sa vie une paroi escarpée lors d’une scène mémorable.
Parlant de scènes mémorables : impossible de ne pas mentionner le désormais classique « duel de banjos », lorsque Drew se lance dans un duo impromptu avec un adolescent du cru, ou encore la pénible scène du viol de Bobby, qui causa une commotion à la sortie. L’infâme réplique de l’agresseur « Squeal like a pig ! » [« Couine comme un porc ! »] fut, au dire de Boorman, improvisée à la suggestion d’un des assistants.
En entrevue au Guardian en 2015, le cinéaste désigna Deliverance comme son film favori parmi tous ceux qu’il avait réalisés, l’estimant « parfaitement composé, sans un plan qui ne soit justifié ».
En lice pour les Oscar du meilleur film, de la meilleure réalisation et du meilleur montage, Deliverance remporta un énorme succès populaire et reçut un accueil critique largement élogieux. Dans le New Yorker, Pauline Kael résuma le mieux l’impact singulier du film : « Deliverance garde le public captif grâce à son maniérisme cumulatif, horrible et séduisant. Le film affiche le formalisme d’un cauchemar. »
Le film Deliverance est disponible en VSD sur la plupart des plateformes.