«Lignes de fuite»: la crise de la trentaine

Présentée en 2019 au Centre du théâtre d’Aujourd’hui, Lignes de fuite, troisième pièce de Catherine Chabot (Table rase, Dans le champ amoureux), donnait peu de répit aux spectateurs avec son lot de répliques assassines que s’y lançaient les six protagonistes cyniques. Bien que la version cinématographique que proposent Miryam Bouchard (Mon cirque à moi) et Catherine Chabot, qui signe son premier long métrage, soit plus porteuse d’espoir, plus d’un sera décoiffé par ce portrait grinçant de la génération Y.
De fait, cette rencontre entre amis, qui s’apprêtent à passer une soirée mémorable où ils se diront leurs quatre vérités, évoque Qui a peur de Virginia Woolf ?, d’Edward Albee, Les beaux dimanches, de Marcel Dubé, et Le dieu du carnage, de Yasmina Reza, sans oublier Le déclin de l’empire américain, de Denys Arcand.
« J’écris ce que j’aimerais voir, affirme Catherine Chabot, rencontrée à quelques heures de la première du film. J’aime Yasmina Reza, les films de Cassavetes, ceux de Bacri et Jaoui. Toute la joute rhétorique de Pour un oui ou pour un non, pièce de Nathalie Sarraute, me parle énormément. Évidemment, il y a aussi Woody Allen avec ses personnages intellos un peu maladroits, encombrés par leurs peurs, par leurs névroses. J’adore la psyché humaine, je trouve ça fascinant ! »
« C’est sûr que Le déclin… et Qui a peur de Virginia Woolf ? sont des références, mais je pensais aussi à Cul sec, pièce de François Archambault, raconte Miryam Bouchard. Chaque génération a ce discours-là quelque part. On parle ici de personnages de 30 ans, mais moi, je vais en avoir 50 et avec ma génération, on a vécu ces crises-là, ces questionnements-là. »
Abordant par la bande l’écoanxiété et la précarité d’emploi, cette comédie dramatique existentielle ne devrait donc pas que plaire aux trentenaires : « Le film peut parler à tout le monde parce qu’il n’y a pas d’âge pour se remettre en question, pense Catherine Chabot, vue dans Menteur, d’Émile Gaudreault, avec qui elle signe le scénario de Lignes de fuite. Dans la trentaine, on se demande si on va avoir des enfants, si on va se marier, comment on veut vivre sa vie, sa sexualité, si on veut vivre le polyamour. C’est pas parce qu’on a 60 ans qu’on ne peut pas se demander où est sa place dans le monde. »
Et aussi, quelle est sa place dans un groupe d’amis : « On n’est pas censé être dans le jugement en amitié, on accepte tout de l’autre, croit Miryam Bouchard. Dans ce groupe, il y a quelque chose qui s’est passé à un moment donné, ils ont arrêté d’être au même niveau. Tout le monde a vécu ça. À 30 ans, on est tanné d’être ce qu’on était au secondaire. C’est toujours plus facile de changer de peau, d’être celui qu’on veut être sans avoir tous ces témoins-là de son parcours. »
La bande des six
Lignes de fuite met en scène trois amies du secondaire, trois couples et trois milieux sociaux. En tout. six personnages qui seraient en fait six facettes de la dramaturge, qui se moque de ses propres travers : « Pour moi, le rire est un moteur. C’est comme ça que je m’en sors dans la vie. J’ai un sens de l’autodérision assez intense. C’est un mécanisme de défense qui me permet de me regarder à la loupe en pointant les affaires qui ne marchent pas. »
N’ayant pas quitté leur Saint-Georges de Beauce natal, Audrey (Catherine Chabot) et Jonathan (Maxime de Cotret), respectivement comptable et plombier, mènent une vie rangée. Chroniqueuse baveuse à Radio-Canada, Valérie (Léane Labrèche-Dor) vit en couple ouvert avec Paul-Émile (Mickaël Gouin), chargé de cours en sociologie. Pour sa part, Sabina (Mariana Mazza, que Miryam Bouchard compare à Coluche dans Tchao Pantin) fait de l’argent comme de l’eau et roucoule au bras de sa nouvelle amoureuse, Amber (Victoria Diamond), artiste branchée.
« Pour Catherine, c’était important qu’on voie bien chaque personnage, qu’on voie leur visage ; pour moi, c’était d’aller chercher le flow du groupe, le mettre en scène comme si c’était un seul personnage, révèle Miryam Bouchard. Pour la réalisation, il fallait commencer avec quelque chose de très lumineux, pop, champagne, bulles, Instagram, et que la caméra suive ça. Pour tourner six personnages presque toujours dans le même temps, je regardais les cadrages de Hannah et ses soeurs, de Woody Allen. Puis ça devient de plus en plus débridé et tranquillement, on va vers quelque chose de sombre. »
C’est lorsque la petite bande débarque au luxueux condo de Sabina que le tout se corse. Malgré la cruauté des joutes verbales, une certaine tendresse émane entre les adversaires d’un soir. Si Catherine Chabot dévoile qu’Émile Gaudreault a été le gardien de l’ADN de la pièce, certains changements ont été effectués. À commencer par Audrey, qu’elle a jouée à la scène aux côtés de Léane Labrèche-Dor, et Victoria Diamond, qui était au départ aussi impitoyable que Valérie. Puis dans la lueur d’espoir qu’elle laisse poindre à certains instants.
« La pièce était plus cynique, plus coup-de-poing, et la proposition était que les six personnages parlent en même temps, note la cinéaste. Au cinéma, le montage permet un point de vue en partant, alors qu’au théâtre, on choisit qui on regarde. Je voulais montrer Montréal l’été avec ses terrasses, qu’on sente que c’est hot, que c’est beau. J’aime tous les personnages, même quand ils sont détestables ; je voulais une dernière bouffée d’air avant qu’ils entrent dans le condo. »
« Entre-temps, j’ai eu un enfant,confie Catherine Chabot, j’avais donc envie de laisser la lumière entrer un peu plus en révélant l’intimité des personnages. On les rencontre d’abord individuellement, dans différents moments de vulnérabilité, puis en couple, en trio, en groupe. Les masques s’ajoutent plus on avance dans le film, puis ils volent en éclats. Dans la pièce, qui est un huis clos, on avait seulement accès à la façade. Je trouvais ça intéressant de pouvoir y ajouter une couche d’humanité. »
Lignes de fuite prend l’affiche le 6 juillet.