La sélection naturelle en scène dans «Compétition officielle»

C’est bien connu : les gens de cinéma aiment se voir au cinéma. Leurs obsessions, leurs tourments et leurs passages à vide deviennent tout à coup magnifiés, ou ridiculisés, sous le regard des collègues qui savent ce qu’il en coûte d’aller au bout de sa passion. Même si, comme en politique, ils marchent péniblement sur « un océan d’orteils », dixit Jacques Parizeau.
Dans Compétition officielle, des cinéastes argentins Mariano Cohn et Gastón Duprat, qui n’en sont pas à leur première comédie grinçante en duo (Citoyen d’honneur), l’océan prend ici la forme d’un immeuble dont la vocation semble osciller entre un centre de congrès sans effervescence et un musée d’art contemporain dépouillé de ses collections. Cet espace planté quelque part dans la campagne espagnole, qu’on pourrait croire conçu par Frank Gehry ou Le Corbusier, appartient au milliardaire Humberto Suarez (José Luis Gomez), à la tête d’une puissante compagnie pharmaceutique. Au soir de sa vie, le voilà préoccupé : que laissera-t-il à la postérité ? Il songe d’abord à un pont… puis à un film !
Le vaniteux personnage, qui détient les droits obtenus à grands frais sur un roman d’un écrivain nobélisé qu’il n’a pas eu le temps de lire, confie la réalisation de son film à Lola Cuevas (Penélope Cruz, flamboyante et outrancière), une cinéaste auréolée de la Palme d’or, artiste exigeante et tourmentée qui ne peut lui promettre qu’une adaptation vaguement inspirée de cette histoire de frères ennemis. Pour les incarner, qui de mieux que deux acteurs aux antipodes : Felix Rivero (Antonio Banderas, plein d’autodérision), star planétaire et Latino de service à Hollywood, et Ivan Torres (Oscar Martinez, suave de mépris), amoureux des planches, de l’ascétisme et d’un certain anonymat. Leur arrivée, le premier en Lamborghini et le second en taxi, indique déjà le fossé, que dire, le canyon qui les sépare, accentué par leurs méthodes soit expéditives, soit méticuleuses, en phase avec leur réputation.
Ces antagonismes vont bien sûr nourrir la fièvre créatrice de Lola pendant plusieurs jours de répétitions, en soi un luxe, ici un prétexte à élaguer les artifices du tournage pour se concentrer sur cette dynamique névrotique parfois ponctuée des interventions des assistants, spectateurs involontaires de ce bal des ego. Dans une succession de mises en situation parfois grotesques, parfois dangereuses, chaque membre de ce trio dévoile aussi bien sa vulnérabilité que son mépris, poussant chacun à rivaliser d’audace pour prouver sa valeur. Quitte à mentir sur sa vie personnelle, ou à verser des larmes de crocodile.
Toute cette mascarade, qui se déroule le plus souvent dans de vastes espaces dénudés, est pimentée des mythes habituels entourant les gens de ce milieu (retards injustifiés, caprices de toutes sortes, vacheries sur les choix artistiques des autres, etc.) et est livrée le plus souvent avec minimalisme, entre caméra fixe, plans larges et bande sonore dépouillée. Ces partis pris donnent d’ailleurs un ton singulier à ce travail préparatoire, plus près du drame psychologique que de la satire, sans le clinquant qui faisait le charme de La nuit américaine, de François Truffaut, Living in Oblivion, de Tom Dicillo, ou encore Once Upon a Time in Hollywood, de Quentin Tarantino.
Mariano Cohn et Gastón Duprat, avec la complicité du scénariste Andrés Duprat, abordent le cinéma comme un théâtre de l’absurde, une thérapie collective où les instincts primaires des protagonistes finissent par l’emporter sur leurs idéaux, dont celui de la gloire. Ils se plaisent aussi à ridiculiser les aspects les plus mercantiles du septième art, dont cette idée, encore répandue, voulant que la somme des plus grands talents, peu importe leur prix, ne puisse donner que les plus grands films.
Le regretté Michel Serrault disait se méfier de « l’ambiance chef-d’œuvre » de ces plateaux de tournage où tout le monde se voit déjà à Cannes ou à la soirée des Oscar. Il aurait bien rigolé devant Compétition officielle.